Introduction
Pourquoi les pays pauvres sont-ils si pauvres, et les pays riches si riches? L'explication courante donne à ces deux questions une même réponse : l'exploitation des premiers par les seconds. L'Histoire aurait placé les pays pauvres dans la position qui fut celle des esclaves dans l'Antiquité, ou de la classe ouvrière dans les pays industriels. S'il y a beaucoup à garder de ces rapprochements, le plus simple est néanmoins d'admettre que, pour l'essentiel, l'intuition qui fonde cette comparaison est, en son cœur, radicalement fausse. Ce n'est pas de l'exploitation dont souffrent les pays pauvres. Au risque de paraître paradoxal, mieux vaudrait dire que c'est de ne pas être exploités qu'ils souffrent davantage, d'être oubliés, abandonnés à leur sort. Les pays les plus pauvres ne sont pas semblables aux ouvriers au sein du capitalisme industriel; ils sont dans une situation qui est bien plus proche de celle des RMIstes aujourd'hui, celle d'exclus. «L'Occident n'a pas besoin du tiers-monde », concluait déjà le grand Paul Bairoch, ajoutant : « ce qui est une mauvaise nouvelle pour le tiers-monde 1 ». Dire que l'Occident dépend peu ou pas du tout de l'Afrique ne revient pas pour autant à l'exonérer de la misère du tiers-monde. C'est tout le contraire. Mais la relation qui les unit n'est pas celle de l'exploitant à l'exploité.
Pour saisir la nature de cette relation complexe, suivons la manière dont Germaine Tillion raconte dans L'Algérie en 19572 l'étonnement qui la saisit lorsqu'elle revint, vingt ans après, dans un village des Aurès qu'elle avait visité entre 1936 et 1940. Je suis ici les commentaires lumineux que Bernard Chantebout en a faits dans son livre Le Tiers-monde 3. La société des Aurès que Germaine Tillion a connue « équilibrée et heureuse dans sa tranquillité ancestrale » s'est clochardisée en moins de vingt ans. La faute à quoi? « Rien ou presque. » Les Français, croyant bien faire et porter l'œuvre civilisatrice de la France, ont pulvérisé du DDT sur les étangs pour combattre le paludisme et le typhus et construit une route pour casser l'isolement de la région. Puis ils sont repartis chez eux. Ces deux innovations ont alors produit une réaction en chaîne. L'éradication du typhus et du paludisme va d'abord provoquer une explosion de la démographie. En une génération, la population s'est multipliée. Pour y faire face, les pasteurs ont voulu augmenter leur cheptel. Mais celui-ci a rapidement détruit les sols. Grâce à la route, certains ont exporté leur surplus. Quelques-uns se sont enrichis; d'autres se sont endettés et parfois ruinés. Les inégalités sont apparues, les plus riches ont envoyé leurs enfants à l'école du chef-lieu. La tradition coranique s'est vite trouvée dévalorisée. Ainsi, comme une population détruite par une épidémie, « la société traditionnelle s'est-elle désintégrée à ce léger contact, à ce simple frôlement de la civilisation occidentale ».
D'exploitation, pourtant, ici, il n'y en eut pas : « Les Français sont retournés chez eux. » La mondialisation, dans cet exemple si caractéristique, pose des questions qui échappent aux catégories simples du Bien et du Mal. Lorsqu'on construit une route entre le village et la ville, remédiant ainsi à un isolement qui porte sa part de responsabilité dans la pauvreté des Aurès, met-on le doigt dans un engrenage inexorable qui conduit à la contestation des autorités ancestrales et à la montée des inégalités ? Doit-on en venir à regretter que l'isolement ne soit pas resté la règle? Plus complexe encore : en guérissant le paludisme, les Français ont déclenché une explosion démographique. Faut-il laisser mourir les enfants de peur de bouleverser l'équilibre démographique de la vie « ancestrale » ? La seule réduction de la mortalité infantile, qui peut paraître en tant que telle l'un des bienfaits de nos sociétés modernes, emporte-t-elle avec elle tout le modèle de nos sociétés industrielles ? Faut-il l'inscrire irrémédiablement dans un schéma unique, celui qu'on associe en Occident à la « transition démographique », selon lequel la réduction de la mortalité infantile entraîne une baisse de la fécondité, laquelle à son tour s'accompagne immanquablement de la scolarisation des enfants, de l'émancipation des femmes de l'ordre patriarcal, et (finalement) de leur entrée dans la vie « moderne » ? Ce sont des questions complexes, auxquelles on ne peut répondre par oui ou par non, des questions qui viennent de loin...