Poésie
(1957-1997)
La poésie a été la compagne d'Ismail Kadaré dans bien des moments charnières de sa vie, pour le meilleur et pour le pire. L'acte de naissance de son œuvre, c'est un petit bouquet de poèmes composé en 1953. L'auteur en herbe a dix-sept ans, il est en avant-dernière année de lycée à Gjirokastër lorsqu'il prend un jour le bus pour la capitale où il dépose son manuscrit dans une maison d'édition. Quelque temps plus tard, il reçoit une réponse évasive lui suggérant d'enrichir certains poèmes et faisant diverses autres remarques. Puis, à sa grande surprise, une seconde réponse parvient par télégramme à Gjirokastër quelques jours plus tard : renvoyez-nous le manuscrit ! Le lycéen recopie son recueil à la main, n'ayant pas de machine à écrire ; son père lui offre un billet d'autocar et le voici reparti pour la capitale où, cette fois, on accepte son manuscrit sans barguigner, à ceci près qu'un poème sur Paris pose problème. Dans ses six ou sept strophes, l'auteur rêve qu'il se promène le long d'une Seine coulant, dans son imagination, en retrait de la fureur et des habitations, au milieu d'un chenal de verdure. « Si tu veux que ce poème-ci soit publié, écris-nous-en un autre sur Moscou », lui propose-t-on. Il se borne à composer deux strophes sur sa correspondante soviétique, Ludmila, et le tour est joué ; mais, l'air de rien, sur un ton encore patelin, le conformisme politique vient d'exercer ses premières pressions sur une œuvre naissante. Le système pèse alors de tout son poids sur les consciences et, sans qu'on le lui ait demandé expressément, Ismail Kadaré a intégré dans ce recueil, qui paraîtra sous le titre Inspirations juvéniles, deux-trois poèmes sur les funérailles de Staline. Le « petit père des peuples » vient de disparaître, mais reste officiellement vénéré, et, dans tous les lycées d'Albanie, les élèves ont versifié pour clamer leur tristesse.
La critique réserve un bon accueil au livre publié en 1954, même si, paternaliste, elle émet quelques réserves : ces poèmes, juge-t-elle, pèchent par excès de lyrisme et d'intimisme, mais rien de plus normal : l'auteur est un jeune espoir, il a tout le temps de se bonifier… Car, sous le régime communiste, il n'était pas vraiment difficile de publier un premier livre, se souvient aujourd'hui l'auteur en évoquant le culte de la jeunesse qui prévalait alors. L'État faisait preuve de mansuétude envers les jeunes créateurs, vivants symboles du renouveau, et les autorités communistes, explique Ismail Kadaré, manifestaient pour la poésie une « espèce d'exaltation hystérique », « exhortant le peuple à composer le plus grand nombre de poèmes possible ».
En publiant ce recueil, le lycéen ne se doute évidemment pas que l'essentiel des thèmes et motifs de son œuvre à venir vont s'épanouir dans le bain amniotique de la poésie. Il écrit, trop heureux d'apporter une certaine fraîcheur à l'art guindé de ses pairs. À ses contemporains il préfère les poètes du début du siècle, comme Fan Noli, Migjeni, ou encore Lasgush Poradeci, marginalisé par le régime, et il prend rapidement sa place parmi les nouveaux noms les plus en vue de son époque : Dritëro Agolli, Fatos Arapi, ou encore Dhori Qirjazi, celui-ci en délicatesse avec les autorités.
Ses choix de versificateur vont alors aux rimes et aux assonances, aux vers à neuf pieds, qu'il fait alterner parfois avec des heptasyllabes, aux dépens de l'octosyllabe qui passe pour le « vers officiel » de la tradition poétique albanaise depuis le xixe siècle. C'est peu à peu qu'il trouve une liberté rythmique plus grande en recourant aux vers à onze pieds qu'utilisait Dante, ou en alternant vers courts et vers longs.
Trois ans après la parution d'Inspirations juvéniles, Ismail Kadaré accède à la notoriété avec son deuxième recueil, Rêveries, qui obtient, en 1957, le prix national le plus convoité en la matière. En 1959, une nouvelle porte s'ouvre au jeune auteur grâce à la poésie : celle de la traduction, à Moscou où il étudie la littérature. David Samoïlov, traducteur et, à l'époque, expert en poésie albanaise — laquelle est, selon lui, alors fort à la mode à Moscou —, lui suggère de donner des poèmes à traduire en russe. Un choix est constitué à partir de Rêveries et d'un troisième recueil encore à paraître en Albanie, Mon siècle. Mais, alors que la traduction est déjà faite, Samoïlov, qui s'est lié d'amitié avec l'étudiant, le convoque pour lui annoncer qu'un écueil inattendu vient de surgir : les autorités lui demandent d'écrire une préface au recueil, dans laquelle il devra émettre de sérieuses réserves à l'encontre du jeune auteur. Publier des auteurs bourgeois jusque-là interdits tout en prenant ses distances avec leurs écrits est une des caractéristiques de la « libéralisation » menée à l'époque par Khrouchtchev. Mais, si cette pratique est devenue courante envers des auteurs occidentaux, elle ne s'applique pas à ceux du camp socialiste. Que se passe-t-il donc ? Samoïlov l'ignore. La politique internationale a-t-elle fait une intrusion en littérature ? Les épreuves du livre sont composées depuis longtemps, le bon à tirer donné à l'imprimeur. Samoïlov conseille alors au jeune auteur de renoncer à la publication de ses poèmes en russe, car, estime-t-il, la préface qu'il serait amené à rédiger pourrait lui nuire à son retour en Albanie. Dans cet avant-propos, on lui demande en effet d'écrire que la poésie d'Ismail Kadaré est empreinte çà et là de modernisme occidental en ce qu'elle adopte un ton hermétique contraire à la limpidité de l'art socialiste. Mais l'étudiant, peu conscient des tourments politiques qui s'annoncent et de ce que ces mots — « modernisme occidental » — comportent de menaces, ressent un vif plaisir à l'idée de pouvoir être assimilé, au cœur du système communiste, à un écrivain issu du monde occidentalo-bourgeois. Samoïlov insiste, mais ne le convainc pas de renoncer. Le recueil paraîtra, assorti de sa préface, avec beaucoup de retard, au début de 1961, alors que les étudiants albanais ont déjà été rappelés dans leur pays. À la fin de cette année-là, Tirana et Moscou auront rompu leurs relations diplomatiques ; la préface russe ne nuira donc à personne.