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JOURNAL DU PREMIER JOUR : 28 AVRIL

Aujourd’hui, Maddie est en bleu, un bleu couleur de ciel d’été. C’est un excellent choix. Toutes les nuances de bleu doivent lui aller, mais il est vrai que, jusqu’à l’entrée dans l’adolescence, la plupart des enfants s’accommodent avec bonheur de toute la palette de l’arc-en-ciel. A l’âge de Maddie, on a le teint radieux et sans défaut, les cheveux brillants. Elle doit avoir les yeux bleus. Il s’agit d’une pure déduction de ma part — je me fie à ses cheveux châtain clair, à ses joues pétale de rose et à son goût marqué pour la gamme allant du bleu roi au bleu pervenche. On a dû lui dire que cette couleur la flattait. Je me rappelle l’hypersensibilité aux compliments des fillettes de dix ans. Sa mère, en tout cas, y était très sensible.

Ce parc est toujours rempli d’enfants. J’y viens pour les regarder jouer et, parallèlement, je m’inquiète qu’ils n’apprennent trop vite les dures réalités de la vie. Me sentant ridiculement mère poule, je me fais un devoir de surveiller les inconnus qui leur témoignent trop d’intérêt ou les abordent dans le dessein d’engager la conversation.

Attitude absurde, bien entendu, puisque, pour ces petits, je suis moi aussi une inconnue. Une inconnue profitant de cette brève incursion au royaume d’une enfance qui n’a jamais été la sienne. Une inconnue noircissant un journal après des semaines de résistance, cédant à un attrait devenu trop fort.

Je l’ai baptisé « Journal du Premier Jour » en référence à une citation datant des années soixante-dix. Quand j’ai débarqué à Asheville, cette expression irradiait en couleurs psychédéliques à la devanture de tous les magasins du centre-ville.

« Aujourd’hui, c’est le premier jour du reste de ta vie. »

Fait ironique, à l’époque où cette formule suscitait un véritable engouement populaire, j’étais trop occupée pour méditer dessus. Pour moi, la définition d’un jour était quelque chose de tout simple : un laps de temps qui devait être vécu pour passer au suivant. Désormais, chaque fois que je m’installerai quelque part pour consigner mon histoire et mes pensées, ce rappel me sera nécessaire : chaque jour apporte un nouveau départ, qu’on en ait besoin ou non.

Un cri strident me fait lever les yeux. Le petit garçon qui peine à grimper les barreaux menant au dôme métallique où s’est perchée Maddie s’appelle Porter. Apparemment, sa tignasse de cheveux noirs l’empêche de bien y voir, car il n’arrête pas de secouer la tête avec frustration, ou avec l’espoir que sa vue restera dégagée le temps qu’il parvienne à se hisser jusqu’au sommet. Je connais son prénom car les autres enfants l’interpellent souvent et avec force. A bien des égards, Porter est ce qu’on appelle une petite brute. Gros, mal fagoté, un peu pataud.

A mon avis, c’est ce dernier handicap qui le pousse à s’en prendre à Maddie. Car Porter a saisi une vérité éternelle : tant qu’il ridiculise quelqu’un d’autre, il détourne l’attention de sa personne. Ce raisonnement a beau me révolter, j’en comprends la logique. Le monde est rempli de petites brutes. Et pourtant, à la naissance, aucune ne lorgne le berceau d’à côté, bien résolue à s’approprier par la force la tétine de son voisin. Ce n’est que plus tard qu’elles apprennent que jouer des poings peut leur assurer une position dominante.

Aussi, bien que contrariée par l’attitude de Porter, je ne puis me défendre d’une certaine compassion pour lui. Ce n’est encore qu’un petit garçon. J’ai envie de le prendre par la main et de lui inculquer les bonnes manières qui lui seront indispensables pour réussir en société, mais Porter n’est ni mon fils ni mon petit-fils. A l’intérieur de ce parc, je ne suis qu’une inconnue assise sur un banc, qui regarde les enfants commettre des erreurs et se faire des ennemis, prendre des décisions et se faire des amis.

L’une des camarades de Maddie progresse vers le dôme, inquiète à l’idée que, d’une bourrade, Porter puisse faire tomber sa copine. Cette petite fille mince au teint olivâtre se prénomme Edna, ce qui n’a pas manqué de me surprendre la première fois que j’ai entendu un autre enfant l’appeler ainsi. Bien entendu, les prénoms obéissent à un cycle. Certains reviennent en vogue après une longue période de désuétude. Les jeunes mamans d’aujourd’hui n’ont sans doute jamais eu de tante Edna parfumée à la naphtaline et à la gaulthérie qui les caressait sous le menton lors des réunions familiales. Elles trouvent à ce prénom une musicalité à laquelle ma génération n’a jamais été sensible.

Justement, cette petite Edna respire la musique. C’est une fillette qui danse sa vie. Il me semble que, si nous conversions toutes les deux, elle me délivrerait ses répliques en chantant. Ce qui est sûr, c’est qu’Edna lit aisément dans le cœur des autres enfants. A ce jeu-là, elle les bat tous. Elle est capable de redresser n’importe quelle situation. Pleine de tact quand il le faut, énergique si nécessaire, et experte dans l’art de désamorcer les problèmes avant qu’ils ne se posent. C’est d’ailleurs ce à quoi elle s’emploie présentement. Si personne ne la prive de cet honneur, il se pourrait fort bien qu’Edna devienne la première présidente des Etats-Unis.