PROTOCOLES DE LECTURE ET D’ÉCRITURE
PÉRIODES
Questions juives de Jean-François Lyotard, questions juives à Jean-François Lyotard : comment les mêler et comment les démêler? Ce livre tente d’accompagner la persévération d’une inquiétude et ses transformations à travers des événements d’écriture, en se laissant conduire le long d’un fil plusieurs fois rompu et chaque fois autrement renoué, en prenant acte d’un incessant souci qui s’est réfléchi selon des modalités successives. Cette préoccupation, qu’on doit qualifier de juive, je pourrais aussi l’évoquer sous le titre commodément neutre et pluriel de judaïca pour prendre en charge d’un seul mot ce qui relève, de manière ordonnée et désordonnée, du judaïsme, de Levinas, d’Israël, de la destruction des Juifs d’Europe.
L'insistance sur cette référence juive a commandé une certaine périodisation des écrits, et elle ne saurait opérer sans laisser dans l’ombre des pans entiers et des moments décisifs de l’œuvre. Aussi bien n’ai-je pas l’exorbitante prétention de dévoiler, à partir d’une telle intrigue, la structure plus ou moins secrète de la pensée lyotardienne mais seulement de reconnaître, nommer et décrire les péripéties d’une singulière aventure.
L'exercice, dès lors qu’un motif de cet ordre se trouve placé sur le devant de la scène, ne peut se présenter comme un travail classique d’histoire de la philosophie, car on se heurte continuellement à des obstacles tant épistémologiques qu’éthico-politiques. Comment se comporter en effet avec une œuvre qui affronte des brèches historiques majeures dont l’auteur a été le très jeune contemporain ? Une œuvre qui s’empare de topoi assez déroutants pour fracturer irrémédiablement les contours de la tradition philosophique, alors même que ces lieux de discours constituent pour d’autres disciplines – l’histoire, le droit, la psychanalyse – des objets dont le statut se voit garanti par des méthodes appropriées et continuellement au travail?
De surcroît, vingt ans après la parution du Différend, pour ne prendre qu’un exemple, il paraît périlleux de relire certains passages, la plume à la main. Car le devenir de l’héritage sans renonciation possible nommé Auschwitz a subi dans les mentalités une mutation telle qu’on a pu évoquer l’année 1960 comme la fin d’une période de latence. Les travaux respectifs des historiens, des juristes et des psychanalystes ont apporté une somme considérable de perspectives nouvelles, d’arrêts faisant jurisprudence, et d’interprétations autorisées. Mais si les questions et les réponses, et les questions encore du Différend, étaient entièrement tributaires d’un état des connaissances et des mentalités, elles ne vaudraient qu’en tant que symptômes d’une époque déjà révolue et ne nous affecteraient plus, du moins en tant que philosophes. Or, ce qu’il faut tâcher de comprendre, à l’inverse, c’est la raison pour laquelle elles restent étrangement topiques dans les moments mêmes de l’analyse où l’on constate que Lyotard ne peut s’appuyer sur des travaux ou des débats décisifs parus postérieurement, et que ses analyses souffrent donc d’avoir affronté, avec le courage d’un trop précoce pressentiment, ce point de rupture du destin de l’Occident. Aucun chemin déjà frayé ne permet de sortir de l’embarras que je tente ici de formuler, car le chemin avance et tourne lui-même sous les pas.
Les procédures qui confèrent sa rigueur à l’histoire de la philosophie ne sauraient exclure, le tenant pour intempestif, l’anachronisme dans lequel ne peut éviter de s’engager cette étude : celui qui consistera à évaluer parfois les thèses de Lyotard à la lumière d’ouvrages parus ultérieurement. Ne serait-il pas malhonnête, et somme toute vain, de dénier que nos contemporains du début du vingt et unième siècle abordent ailleurs et autrement des sujets comme la singularité judaïque, le nazisme de Heidegger, l’extermination des Juifs? Face à la gêne qui contraint à se redire que Lyotard ne pouvait pas savoir ce que nous savons aujourd’hui, car en quinze ans les travaux savants sur de telles questions ont crû de façon exponentielle, la décision convenable ne saurait consister qu’à évaluer chaque fois la bonne distance entre ce qu’il a écrit et ce que nous avons appris. Le texte de Lyotard tantôt résistera, tantôt s’en ressentira.