I
Léa était allongée sur une chaise longue à l'ombre du tilleul de la cour. La fumée de la cigarette qu'elle tenait au bout de ses doigts montait lentement vers le ciel. De la terrasse surplombant les vignes venaient des rires et des cris d'enfants. Elle soupira de bien-être et pensa : « Je suis à la maison. »

Comme à chacun de ses retours à Montillac, elle éprouvait le sentiment très fort d'appartenir à cette terre qui l'avait vue naître. Le charme de ce coin du Bordelais apaisait ses angoisses. Elle revoyait les moments heureux de son enfance : le temps des vendanges, des poursuites dans les vignes, des parties de cache-cache avec Mathias, le complice, le confident de ses premières années... Mathias qui l'avait aimée et qui, par dépit, s'était engagé dans la Waffen SS1. Pendant toutes ces années, elle l'avait banni de sa mémoire. Aujourd'hui, pour la première fois, elle pouvait penser à lui sans colère et sans haine ; ses souffrances lui faisaient comprendre ce qu'il avait enduré. Elle chassa ces tristes souvenirs et s'efforça de retrouver le bien-être de cette journée. Elle était là, vivante, dans sa maison, entourée de ceux qu'elle aimait. Évoquer le passé ne servait à rien, si ce n'est à raviver la douleur. Elle avait voulu vivre vite et fort ; maintenant elle était lasse. Elle éprouvait le besoin de se poser quelque part, de faire les choses banales de tous les jours, comme les avait faites sa mère, comme le faisait sa sœur Françoise qui, du matin au soir, se dépensait sans compter pour le domaine et pour ceux qui l'habitaient.
Un agacement montait en elle : pourquoi se mentir ? Cette vie calme n'était pas pour elle. Très vite, au bout de quelques jours dans ces lieux pourtant tant aimés, un ennui sournois l'avait envahie qui l'avait laissée désemparée ; elle ne faisait plus partie de cette nature, de ce pays, elle était comme rejetée, de l'autre côté du miroir. Un grand froid l'avait pénétrée alors et l'avait lancée, comme au temps de son adolescence, dans les vignes et les bois entourant Montillac, au pied du calvaire de Verdelais, le long des routes et des chemins parcourus autrefois sur sa bicyclette bleue, le cadeau de ses dix-huit ans, à la recherche d'elle ne savait quoi...

Il y avait maintenant six mois qu'elle avait regagné la France, rejoint son mari et ses enfants. Les premiers temps, tout à la joie des retrouvailles, elle avait peu pensé à Cuba et à ses compagnons de la sierra Maestra2. Mais, les jours passant, le souvenir de Camilo lui serrait le cœur. Pleine de mauvaise foi, elle en voulait à François de ne pouvoir évoquer son amant en sa compagnie. Le bonheur de le revoir avait été terni par le regret de quitter le séduisant commandant. François était-il au courant de cette liaison passionnée ? Ramón Valdés n'avait-il rien dit à son mari ? Sans doute elle-même aurait-elle pu évoquer avec Charles les moments intenses ou douloureux vécus auprès des guérilleros, mais la crainte de raviver, chez lui, le chagrin que lui avait causé la mort de Carmen, la jeune fille qu'il aimait, tuée pendant la bataille de Santa Clara, avait arrêté les mots sur ses lèvres. Plus jamais il n'avait prononcé son nom. Pourtant, Léa savait qu'il conservait dans son portefeuille trois photos tachées de larmes prises par Ernesto Guevara.
—Maman ! Maman ! Pourquoi on ne vit pas toujours ici ?
Camille, essoufflée, suivie de Claire et de sa cousine Isabelle, venait de se jeter contre sa mère. Léa déposa un baiser sur la joue rouge de sa fille.
—Parce que nous habitons Paris.
—J'aime mieux Montillac. On s'amuse, on va pas à l'école...
—Ah ! c'est pour ça, vilaine paresseuse !
—Elle est pas vilaine, Camille, déclara une fillette ravissante aux yeux bridés.
Léa la regarda avec tendresse. Cette petite, qui aurait pu faire naître entre elle et François des dissensions, avait au contraire renforcé leur amour. À aucun moment il ne lui avait reproché sa naissance, ni évoqué sa liaison avec Kien, le père de l'enfant3. Souvent, elle avait eu l'impression qu'il éprouvait pour Clarinette, comme il aimait à l'appeler, une affection plus grande qu'envers Adrien et Camille. Il avait pour elle toutes les indulgences, cédait à tous ses caprices sous le regard approbateur de Philomène, l'assam4 qui s'occupait d'elle depuis Hanoi. Camille souffrait quelquefois de cette préférence manifeste mais, comme tous les membres de la famille, elle était sous le charme de la benjamine. Françoise elle-même, qui avait eu des mots durs envers Léa quand celle-ci était revenue d'Indochine avec ce bébé si différent de son frère et de sa sœur, ne résistait plus à un sourire ou à un baiser de « la petite Chinoise », comme disaient les gens de la région.