Coque échouée
Il ne doit pas être loin. Mais il a momentanément abandonné son radeau de survie, caréné dans un renfoncement du mur, une porte condamnée. Un duvet, gonflé çà et là de protubérances difficiles à identifier – qu'est-ce qui reste l'essentiel, quand on a tout perdu ? Quelques vêtements, un vieil appareil de radio, des bouquins ? Oui, souvent on le voit lire, et s'interrompre pour échanger quelques phrases avec des passants du quartier. Ça lui fait du bien de leur parler, ça leur fait du bien de lui parler. Mais là, c'est son patrimoine qui parle à sa place. Voilà. Après une vie plus ou moins longuement normale, on peut se résumer à ça. Ce n'est pas si difficile de croiser son regard, il est resté social dans le rapport humain, la syntaxe, parfois même prolixe. Mais contempler cette couette indécise quand il a disparu c'est plus fort, presque insoutenable.
Enfant, je lisais l'histoire de Napoléon. Je m'endormais en devenant un grognard au bivouac, pendant la retraite de Russie. C'était bien d'imaginer la neige tout autour pour se calfeutrer au fond des draps. Presque honte aujourd'hui d'avoir rêvé de ce contraste. La coque abandonnée du SDF ne pourra rien contre le froid. Ne pourra rien contre sa froidure intérieure, sa mouillure indéfectible, la gerçure dure de ses pieds, de ses mains, de ses jours. Il ne s'en va jamais bien loin. Juste peut-être pour gagner l'impression de revenir vers quelque chose, un abri dérisoire, à la forme de son corps ; un peu comme un autre lui-même qui ne peut plus le protéger, mais l'engloutir.
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Mille feuilles
Cette mort de l'affiche n'est pas une mort. L'affiche n'est presque jamais arrachée, défaite. Elle a si peu souvent le temps de s'estomper sous l'éclat du soleil, ou même d'être arrachée par les bourrasques de la pluie. Mais elle est recouverte. Le concert rock dépasse sous le festival de musique baroque, résiste encore un peu sous les tracts révolutionnaires collés à la sauvette. Qui est allé le 28 octobre à dix-huit heures à la Mutualité ? Sûrement pas les mêmes qui se sont décidés à venir écouter les Narcissic Lovers à la Maroquinerie le 10 novembre. Mais la plupart de ceux qui ont croisé le regard des affiches n'ont même pas imaginé qu'elles pourraient infléchir une soirée de leur vie. Pourtant, ils ont à peu près déchiffré les noms, les dates, les messages, surtout si le trajet leur était familier. Pourtant, cela leur a fait du bien que ces propositions soient jetées dans l'air de la ville – ils étaient au-dessus, puisqu'ils pouvaient s'en dispenser.
Toutes ces virtualités effacées d'un battement de paupière font la marche plus désinvolte, le chemin plus léger. On a une vie, puisqu'on n'obéit pas à ceux qui voudraient la remplir autrement. La supplication muette des affiches n'aborde même pas les terres du possible. Elle reste dans l'éventuel, et caresse imperceptiblement l'amour-propre dans le bon sens du poil. Oui, vous faites partie des gens que tout cela pourrait séduire. Et c'est bien pour cela que vous ne serez pas tenté.
Parfois cependant l'affiche se décolle. Elle devient plus triste, et cet envers blanc froissé qui bat au vent d'automne parle de solitude, de silence. Juste en dessous, les dates périmées témoignent d'un temps lointain qu'on n'aura pas vécu. Tiens, je n'étais pas là, j'y serais bien allé.
Humeur vitrée
C'est peut-être la trace la plus évanescente : le dessin que l'on fait sur la buée d'une vitre. Plutôt en train, ou dans une maison, en voiture à la rigueur, mais seulement sur les glaces latérales. C'est trop tentant. La buée appelle le toucher. Dès que le doigt entre en contact avec la paroi, une délicieuse sensation de fraîcheur vous envahit. Le mot que l'on écrit, le dessin qu'on ébauche sont comme un alibi : il faut donner une apparence de sens à ce qui n'est en fait que pur plaisir, toucher pour toucher.
C'est irréversible. Au premier contact, on déchire l'opacité. Seuls les enfants ont des doigts assez fins pour ne pas tout détruire. C'est cela que l'on cherche aussi : retrouver un toucher lointain – mais on n'osera pas comme les enfants souffler sur la surface pour créer un nouvel espace de buée.
Une infime fraction de seconde, c'est mystérieusement doux ; puis, le premier jambage de la première lettre à peine formé, le premier cercle de visage maladroitement esquissé, la mouillure l'emporte, une goutte d'eau dévale la paroi vitrée.