I
Les grandes espérances
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« L'Histoire commence en fait à la fin du siècle dernier »
(L'INTELLECTUEL ET SON BAPTÊME)
La question que l'on pose toujours: pourquoi là? à la fin du siècle dernier? Pourquoi pas au temps de Voltaire? de Hugo? Ne se sont-ils pas battus eux aussi? N'ont-ils pas mis leur plume, et leur talent, au service de « grandes causes » ? Et ne méritaient-ils pas, à ce titre, d'« ouvrir » cette histoire des intellectuels?

Première réponse. Le mot. Le mot lui-même. Le fait qu'il n'existe pas, ce mot, avant l'Affaire Dreyfus. Ou que, s'il existe, s'il figure dans les dictionnaires Larousse ou Littré, c'est moins comme un substantif (l'Intellectuel, un intellectuel...) que comme un adjectif (et un adjectif qui, dans la plupart des cas, a une connotation péjorative). Lorsqu'on parle d'un jugement « intellectuel », le terme est synonyme de superficiel ou de fumeux. Lorsqu'on évoque, chez un écrivain, une tendance « intellectuelle », c'est pour indiquer ce qu'il a de rigide, de contraire à la vraie pensée. Et il faut attendre l'Affaire, donc, pour qu'un groupe d'hommes et de femmes reprennent l'adjectif, en retournent et renversent le sens et en fassent, non seulement un nom, mais un titre de gloire et un emblème. Nous sommes les intellectuels... Le parti des intellectuels... Il y a de la provocation dans ce cri! De l'insolence! Il y a une manière, très audacieuse, de prendre une épithète presque infamante et de la brandir comme un drapeau. Ce geste, c'est celui de Zola. C'est celui, derrière Zola, de ce fameux « manifeste » — dit « des intellectuels » — que publie Georges Clemenceau, à partir du 14 janvier 1898, dans L'Aurore littéraire, artistique, sociale. C'est la première réponse. C'est la réponse nominaliste. Pour le nominaliste conséquent que je m'efforce d'être, c'est une vraie réponse.

Seconde réponse: le nombre. Le grand nombre. Tous ces gens, innombrables, qui, prenant le parti de Dreyfus, puis de Zola, se rassemblent derrière le drapeau. Voltaire était seul, au fond. Hugo était exilé. Les écrivains qui, en ce temps-là, prenaient des positions politiques ou même morales semblaient faire exception au régime normal de l'esprit. Alors que là c'est un groupe. Une foule. Ce sont des centaines de poètes, écrivains, peintres, professeurs qui, reprenant le mot, jugent qu'il est de leur devoir de poser plume ou pinceau pour intervenir ès qualités dans les affaires de la Cité. Et il n'est pas jusqu'aux adversaires, il n'est pas jusqu'aux insulteurs de Dreyfus et aux partisans de la raison d'État qui, signe des temps, au lieu de se taire ou de bouder, au lieu de garder par-devers eux leur indignation ou leur foi, et au lieu de perpétuer donc, face aux trublions, la tradition du silence et de la sérénité académiques, ne reprennent les mêmes mots, les mêmes méthodes d'intervention et ne se constituent eux aussi en ligues et associations diverses. Mimétisme? Engouement? On peut dire cela. Mais on peut aussi noter qu'apparaît là, sur la scène des idées, un nouveau type de personnage — aussi neuf et spécifique que le clerc, le scribe, le sophiste ou le polymathe qui marquèrent d'autres époques. Barrès lui-même ne piésentait-il pas son Culte du moi comme le roman d'apprentissage d'un « jeune Français intellectuel » ?

Troisième explication: les valeurs. Voltaire et Hugo se battaient pour des valeurs, c'est sûr. Et ils avaient le sentiment, en luttant pour Callas ou Lally Tolendal, en dénonçant le Second Empire et « Napoléon le Petit », de militer en faveur du bien. Mais il y a une idée que, en revanche, ils ne concevaient pas ou qui, s'ils l'avaient conçue, leur eût semblé naïve et folle : c'est l'idée d'un écrivain dont la vocation, quasi ontologique, serait d'être l'intermédiaire entre le Juste, le Vrai, le Bien et l'espace de la Cité. La Cité d'un côté; le Juste, le Vrai, le Bien de l'autre. Le temporel d'une part; le spirituel d'autre part. Un espace profane; un ciel d'idéalités. Et entre ces deux ordres, entre ces deux espaces, tels les nouveaux prêtres d'une religion ressuscitée, ce corps de clercs, les bien nommés, qui se veulent les médiateurs de ce ciel d'idéalités — qui reprennent elles-mêmes tous les emblèmes de la transcendance déchue. Sans doute y avait-il, pour que l'idée advienne, des conditions philosophiques (le néokantisme qui, dans ces années, triomphe à l'Université). Théologiques (la consommation de cette crise immense que d'aucuns avaient annoncée en parlant de la « mort de Dieu »). Politiques (la séparation de l'Église et de l'État, dont on ne soulignera jamais assez la coïncidence avec l'événement). Médiatiques (la naissance des grands journaux, ces outils d'intercession dont les hommes des Lumières, ou les romantiques, ne disposaient pas au même degré). Le fait, en tout cas, est là. Il a fallu cette conjonction de forces pour que des hommes aient l'audace — inouïe dans l'histoire de l'intelligence — de se proclamer les intermédiaires entre le monde et l'universel. L'intellectuel, ce prêtre.