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Lydia Hoffman
Le fil forme la maille, le tricot forge l’amitié et l’ouvrage relie les générations.
KAREN ALFKE, conceptrice et enseignante de tricot
En voyant la boutique à louer dans Blossom Street, j’ai tout de suite pensé à mon père. Elle me rappelait tant son magasin de cycles, quand j’étais petite, avec ses grandes vitrines munies de stores aux couleurs vives. Devant le magasin de mon père, toutefois, il y avait des fleurs en pot qui dégoulinaient sous les vitrines. C'était la contribution de ma mère : des impatiens au printemps et en été, des chrysanthèmes en automne et du houx d’un vert brillant à Noël. Je compte avoir des fleurs, moi aussi.
Le commerce de mon père a vite prospéré. Il s’est installé dans des locaux plus vastes, mais j’ai toujours préféré sa première boutique.
L'employée de l’agence immobilière qui me faisait visiter les lieux a dû être étonnée : à peine avait-elle ouvert la porte que j’ai déclaré :
— Je la prends !
La jeune femme s’est tournée vers moi, l’air intrigué, comme si elle n’était pas certaine de m’avoir bien entendue.
— Vous ne voulez pas visiter? Vous savez qu'il y a un petit appartement au-dessus, n’est-ce pas?
— Oui, vous m’en avez parlé tout à l’heure.
L'appartement me convenait à merveille. Il plairait aussi à mon chat Moustache, j’en étais certaine.
— Vous devriez quand même visiter avant de signer !
J’ai opiné en souriant, mais une visite n’était pas vraiment nécessaire. D’instinct, je savais que j’avais trouvé le local idéal pour ma boutique de fil à tricoter.
Seul inconvénient : ce quartier de Seattle était en pleine mutation. A cause des chantiers, Blossom Street était barrée à une extrémité, l’accès en voiture n’étant autorisé qu’aux riverains. En face se dressait un bâtiment en brique de trois étages, une ancienne banque en passe d’être transformée en appartements de luxe. Plusieurs autres édifices, dont un entrepôt, allaient également devenir des résidences haut de gamme. L'architecte avait cependant réussi à conserver le cachet d’origine, ce qui m’enchantait. Les travaux allaient durer des mois, mais mon loyer serait raisonnable, du moins dans l’immédiat.
Comme pour tous les petits commerces, les six premiers mois seraient difficiles, d’autant plus que les chantiers risquaient de gêner l’accès à la boutique. Pourtant, j’adorais déjà cet espace qui correspondait en tout point à ce que je voulais.
Vendredi matin, à la première heure, une semaine après avoir découvert les lieux, j’ai donc signé un bail de deux ans. On m’a remis les clés et un exemplaire du bail. J’ai emménagé dans ma nouvelle maison le jour même. Jamais je n’avais ressenti un tel enthousiasme. J’avais l’impression de me lancer dans la vie. A bien des égards, c’était le cas.
Le dernier mardi d’avril, j’ai ouvert Au fil des jours1. J’étais fière et impatiente, debout au milieu de ma boutique, à observer les fils de toutes les couleurs qui m’entouraient. J’imaginais sans peine les réflexions de ma sœur lorsqu’elle apprendrait que j’étais allée jusqu’au bout de mon projet. Si je n’avais pas demandé son avis à Margaret, c’était parce que je prévoyais sa réaction. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne m’encourageait guère.
J’ai trouvé un menuisier qui m’a installé trois rangées de cubes peints en blanc. La plupart des pelotes de laine étaient arrivées le vendredi, et j’avais passé le week-end à les trier par poids et coloris avant de les disposer avec soin dans les rayons. J’avais récupéré un tiroir-caisse d’occasion, restauré l’ancien comptoir et disposé du matériel de tricot sur un présentoir. J’étais prête à accueillir mes clientes.
Cette inauguration aurait dû être un moment merveilleux, mais je n’ai pas pu retenir mes larmes. Papa aurait été si heureux de voir ce que j’avais accompli… Il avait été mon soutien, ma force, mon guide. Sa mort m’avait anéantie.
Car j’avais toujours été persuadée que je mourrais avant mon père.
La plupart des gens sont gênés de parler de la mort. Or, je vis avec cette épée de Damoclès depuis si longtemps que cela ne me fait plus aucun effet. La mort est ma réalité depuis quatorze ans, et j’en parle avec autant de facilité que si j’évoquais la pluie et le beau temps.