INTRODUCTION
Libido sciendi. Le désir extrême de savoir est de tous les temps. Condamnée par l'Eglise, cette passion défie les lois divines et recèle les tentations les plus dangereuses pour l'âme humaine : orgueil et vanité, volonté d'imposer ses vues. La libido dominandi n'est jamais très loin.
Jusqu'à la fin du Moyen Age, le savoir appartient aux clercs, ancêtres des intellectuels, dont l'environnement et la morale sont peu propices à l'explosion des passions humaines. Dans le monde clos des couvents et des universités, la plupart interprètent inlassablement les textes sacrés et le corpus aristotélicien. Ce qui laisse peu de place aux découvertes qui sont l'orgueil du savant. Le clerc travaille dans un quasi-anonymat : isolé du reste de la société, le monde extérieur l'ignore. L'ordre clérical impose silence, modestie et amitié dans ses rangs. L'Eglise n'autorise la dispute scolastique qu'au sens premier d'examen et de discussion d'une question. Mais elle condamne les rivalités personnelles qui peuvent en résulter. Dans la société des clercs, les passions existent, bien sûr, mais leurs échos sont rares, car elles n'ont guère l'occasion de s'exprimer publiquement. Quid du désir de gloire quand il n'y a de public qu'une audience restreinte ? Qu'en est-il de la passion de dominer ses pairs et de leur imposer sa suprématie lorsque l'orgueil est un péché mortel ?
Il faut attendre l'humanisme et la révolution intellectuelle de la Renaissance pour que le savoir ne soit plus l'apanage exclusif des théologiens. Le renouveau scientifique est essentiellement l'œuvre de laïcs qui font éclater en même temps le cosmos de l'Antiquité et le carcan de la scolastique. Au XVIIe siècle, Descartes, Newton, Huygens, Fermat ou Roberval posent les principes de la science moderne qui n'a que faire de la théologie. Ils permettent ainsi nombre de découvertes scientifiques et techniques qui suscitent l'intérêt du pouvoir politique. Le roi et ses ministres perçoivent les avantages qui peuvent être tirés du développement des sciences, ne serait-ce que les progrès de l'astronomie, qui facilitent la navigation, ou ceux de l'optique, dont les instruments changent la vue humaine. Le savoir devient source de richesses et de gloire. L'Etat entend désormais en faire sa propriété.
En France, l'acte de naissance des intellectuels date de la création des Académies. La plus ancienne, l'Académie française, fondée par Richelieu en 1634, a pour objet de rédiger le Dictionnaire de la langue française. L'Académie des inscriptions et belles-lettres, fondée par Colbert en 1663, s'occupe des travaux historiques et archéologiques. La plus récente, née en 1666, également sous l'impulsion de Colbert, est l'Académie royale des sciences, qui se consacre au développement de celles-ci et conseille le pouvoir royal sur les problèmes techniques. Ces hauts lieux du savoir laïque, qui réunissent l'élite intellectuelle du pays, vont devenir des objets de convoitise pour tous ceux qui font profession de penser et le premier théâtre de leurs ambitions. En pensionnant ceux qu'on appelle alors les « gens de lettres » pour éclairer et inventer au profit de l'Etat, la monarchie absolue pose les fondements d'une République de l'intelligence qui va peu à peu prendre conscience de ses spécificités, de ses intérêts et de son pouvoir. Nul ne peut soupçonner alors que ces zélés fonctionnaires du roi vont constituer une nouvelle classe sociale, indépendante des ordres institués, qui va déborder le cadre des Académies pour devenir le ferment de l'opposition.
Bien que le mot ne soit guère utilisé à l'époque, on peut parler d'« intellectuels1» au XVIIIe siècle, et même, malgré l'anachro-nisme,d'une véritable « intelligentsia2». Au demeurant, quelques précisions de vocabulaire s'imposent. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, on ne distingue pas entre l'homme de science et l'homme de lettres. En 1725, Montesquieu s'en explique ainsi: « Les sciences se touchent les unes les autres; les plus abstraites aboutissent à celles qui le sont le moins, et le corps des sciences tient tout entier aux belles-lettres 3. » Il n'y a donc pas, comme aujourd'hui, deux cultures différentes, scientifique et littéraire4, mais une seule qui constitue la «République des lettres ». Par ailleurs, le terme de « savant », synonyme de «philosophe », conserve jusqu'aux années 1750 son ancienne signification d'homme de savoir plutôt que celle de spécialiste dans une discipline. Descartes ou Newton, Leibniz ou Malebranche sont nommés indifféremment savants ou philosophes. Ce sont des hommes qui font œuvre de raison et tiennent la plume. On pourrait déjà les appeler des intellectuels. Un peu plus tard encore, les philosophes des Lumières commenceront tous leur carrière par un travail savant. Sans parler même de D'Alembert, les Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, d'Holbach et autres moins connus, sont familiers des problèmes scientifiques de leur époque dont traite parfois une partie notable de leurs productions philosophiques. Tous ces hommes qui ont participé à l'Encyclopédie sont paradoxalement les derniers représentants de l'unité du savoir. Peu à peu s'opère en effet la scission entre les deux cultures, et la génération suivante voit naître la spécialisation du savoir scientifique. Le philosophe va se distinguer du savant pour se rapprocher de l'homme de lettres. A quelques exceptions près, comme celle de Condorcet, son lieu d'élection ne sera plus l'Académie des sciences, mais l'Académie française. Puis, très vite, il se passera de l'onction académique pour s'adresser directement à l'opinion publique.