Il traversa le Champ-de-Mars en diagonale et emprunta l’allée Jean-Paulhan. Sa montre indiquait dix-huit heures lorsqu’il appuya sur le bouton de l’interphone. On lui précisa l’escalier et l’étage. Il reconnut la voix basse, presque rauque, de Laure.
Il franchit une double porte vitrée. L'ascenseur le déposa au quatrième, dans un couloir étroit où deux portes se faisaient face. Il choisit celle de gauche. Un élégant carillon à trois tons répondit à son appel. Dix secondes plus tard, Laure lui ouvrait. C'était une jeune fille qui paraissait magnifique au premier regard, l’était et le restait en toutes circonstances. Ce jour-là, la fatigue des fins de semaine lui alourdissait sensiblement la paupière. Son regard y gagnait une douceur un peu grave, comme une tendresse.
« Bonjour », dit Taro.
La dernière fois qu’ils s’étaient vus, c’était sous une douche. Depuis, Laure s’était séchée, habillée, maquillée, parfumée. Elle portait un tailleur écru fermé sur un chemisier blanc. Un camée retenu par un lacet était enchâssé au creux de son cou. Taro l’effleura d’un doigt léger, et elle rougit tandis qu’il l’embrassait sur la joue : le cordon dissimulait une tache lie-de-vin minuscule qu’elle détestait, et que seul un amant pouvait connaître.
Elle se retourna. Un homme se tenait à quelques pas. Il portait sa cinquantaine des dimanches dans un pantalon en velours et une chemise chic et souple munie de deux poches poitrine. Il se parfumait Smalto de chez Smalto. Ses pouces étaient glissés dans une ceinture croco à boucle d’or.
Laure demanda s’ils se connaissaient.
Taro tendit une main aimable à l’éditeur. Non, ils ne se connaissaient pas. Seulement de réputation, dit l’un, et réciproquement, répondit l’autre. Ces paroles de circonstance échangées, ils se regardèrent avec un glissement des paupières qui trahissait une gêne manifeste.
« Vous savez ? hasarda l’éditeur.
— Non.
— Je ne lui ai rien dit », confirma Laure.
Elle avait parlé de cette voix si particulière qui émouvait toujours Taro.
« Je suppose qu’un auteur m’attend de l’autre côté de cette porte », suggéra-t-il en montrant un double battant clos.
L'éditeur acquiesça :
« Un auteur important. »
Laure avait organisé la rencontre. Taro s’était demandé pourquoi ce jour-là, pourquoi pas dans un café, pourquoi lui. Il avait présumé que les ventes de l’auteur masqué valaient certainement que le PDG d’une des plus grosses maisons d’édition françaises le reçût chez lui en compagnie d’une de ses collaboratrices un dimanche en fin d’après-midi.
L'homme prit un livre sur une table basse et le tendit à Taro. C'était un lourd volume dont la couverture était illustrée par une fusée jaillissant entre un homme, à droite, une femme, à gauche, un titre, centré, et le nom de l’auteur, en bas, dans les étincelles de la propulsion : l’Amour sur la lune, par John Wifeman.
Taro ne connaissait pas.
« C'est un auteur maison, se tortilla l’éditeur. Un Américain... »
Ils se tenaient dans l’entrée d’un appartement dont toutes les pièces étaient fermées. Taro était reçu là comme dans un sas de désinfection.
« Nous devons vous dire quelque chose... »
L'éditeur décocha un regard tendu à Laure, qui saisit la balle au bond et ajouta, gênée :
« Vous allez avoir une surprise.
— Deux », répondit Taro en lui adressant un sourire froid.
Ils ne s’étaient jamais vouvoyés. Pas même la première fois, lorsqu’il était venu s’asseoir sur le canapé où elle s’ennuyait doucement, dans une maison d’amis désertée par les trois quarts des invités qui étaient partis en raison de l’heure tardive – sauf lui, qui avait longtemps attendu le moment de s’approcher, et elle, qui avait autant patienté avant de lui céder une petite place à son côté en se demandant s’il agrandirait l’espace jusqu’à son cœur ou s’il resterait au bas des marches, pied droit, pied gauche, zip.
« Oui, enchaîna l’éditeur. Une surprise qu’il s’agira non seulement de garder pour vous, mais aussi de dissimuler au principal intéressé.
— Pour ne pas le vexer, précisa Laure.
— J’ai l’habitude, répondit Taro.