Chapitre premier
Du désarmement économique
unilatéral au naufrage social
M. Giscard d'Estaing a évalué à quarante ou cinquante ans l'« espérance de vie » de la « Constitution européenne ». Une Constitution est, en principe, faite pour durer. Celle-là ne peut être révisée qu'à l'unanimité, ce qui, déjà difficile à quinze, devient proprement impossible à vingt-cinq ou à trente-trois. Le problème, avec la « Constitution européenne », est qu'elle consacre soixante articles aux questions proprement institutionnelles et tout le reste, si on exclut la bavarde « Charte des droits fondamentaux » (54 articles) 1 , à la définition des politiques de l'Union, soit 325 articles sur un total de 448 ! C'est dire que cette Constitution décrit moins des institutions que des politiques, moins un contenant que des contenus.
A-t-on jamais vu qu'une Constitution, sauf à jouer sur les mots, se mêle de définir dans le détail des politiques publiques ? Tel est pourtant le cas du texte qu'on nous propose d'approuver ! Il met un terme à l'exercice de la démocratie en « constitutionnalisant » des politiques reposant sur le dogme libéral. Cette « Constitution » non révisable signe pour l'Europe la « fin de l'Histoire ». Il fait tomber sur elle la chape de plomb d'une orthodoxie libérale à perpétuité.
Faisons un rêve
Les chefs d'État et de gouvernement réunis à Bruxelles les 17 et 18 juin 2004 auraient pu choisir d'affronter l'obstacle le plus visible et de faire face à la réalité sociale que vivent quotidiennement les peuples européens, et d'abord le nôtre : croissance en berne, désindustrialisation accélérée, chômage de masse frappant d'abord la jeunesse, inégalités toujours accrues, avenir brouillé, etc. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour savoir que les institutions européennes telles qu'elles fonctionnent, en vertu des textes européens successifs, rendent très difficile une politique industrielle et impossible la restauration d'une préférence communautaire, interdisent une politique monétaire et particulièrement une politique de change, empêchent enfin toute relance économique fondée sur un programme d'investissements publics.
Nos chefs d'État et de gouvernement auraient pu redresser la barre :
• Par exemple en modifiant les statuts de la Banque centrale européenne. Ainsi, le soutien à la croissance et pas seulement la lutte contre l'inflation aurait pu figurer parmi ses objectifs : l'Europe serait ainsi en mesure de mettre en œuvre une politique monétaire destinée à relancer l'économie et à lutter contre la dépréciation du dollar (plus de 60 % en trois ans) qui pénalise nos exportations et dissuade les entreprises d'investir dans la zone euro, faisant de celle-ci la lanterne rouge de la croissance mondiale. Nos dirigeants auraient pu donner de réels pouvoirs à l'Eurogroupe (on appelle ainsi la réunion des ministres des Finances de la zone euro), bref, en faire un véritable « gouvernement économique ».
• Nos chefs d'État et de gouvernement, s'ils avaient été éclairés, auraient revu autrement qu'à la marge le pacte de stabilité budgétaire qualifié de « stupide » par M. Prodi 2 . La déduction de l'investissement (ainsi dans la recherche) du montant des déficits autorisés (3 % du PIB) eût été un sûr moyen de relancer l'économie, de combler le retard scientifique et technologique de l'Europe sur les États-Unis et le Japon et, ainsi, de préparer l'avenir.
• Jacques Chirac prône la relance d'une politique industrielle. Il aurait pu s'aviser que celle-ci est bridée, plus encore que par le pacte de stabilité budgétaire, par le contrôle tatillon exercé sur les aides publiques qui résulte du sacro-saint principe d'une « concurrence libre et non faussée » que les traités européens répètent indéfiniment comme l'alpha et l'oméga de leur philosophie. Les chefs d'État et de gouvernement auraient pu relativiser ce principe de la concurrence, érigé en dogme, en affirmant qu'il ne pouvait faire obstacle à la mise en œuvre de politiques industrielles destinées à freiner les délocalisations.
Pas davantage ce principe de la concurrence ne devrait remettre en cause l'existence de services publics convenablement financés, afin de soustraire certains biens vitaux à la dure loi du marché, mettant ainsi un peu d'égalité dans nos sociétés déchirées. Le mot même de « service public » eût pu être introduit dans la Constitution sans offenser la pudeur des libéraux : il eût suffi d'une demande de dérogation, comme je l'avais suggéré pendant la campagne présidentielle de 2002.