Introduction
Du sens de la vie : le retrait d'une question
Dans le Livre tibétain de la vie et de la mort1, Sogyal Rinpoché rapporte l'histoire de Krisha Gotami, cette jeune femme qui vivait encore au temps du Bouddha lorsqu'une maladie foudroyante emporta son petit garçon âgé d'un an : écrasée de chagrin, serrant contre elle son enfant chéri, Krisha se mit à errer dans les rues, implorant ceux qu'elle rencontrait de lui indiquer quelque moyen de le ramener à la vie. Certains l'ignorèrent, d'autres la crurent folle, mais finalement, un homme sage lui conseilla de s'adresser au Bouddha. Elle alla donc le voir, déposa le petit corps à ses pieds, et lui conta son malheur. Le Sage l'écouta avec une infinie compassion et lui dit doucement : « Il n'y a qu'un remède au mal qui t'assaille. Descends à la ville et rapporte-moi une graine de moutarde provenant d'une maison où il n'y a jamais eu de mort... »
On pressent la suite de l'histoire. Sa morale aussi. Krisha a beau frapper à toutes les portes, sans cesse la même réponse lui est faite : pour la graine de moutarde, pas de difficulté, mais pour le reste, tous les foyers ont eu leurs morts, nul n'est indemne. Lorsque la jeune femme retourne vers le Bouddha, elle est déjà sur la Voie : rien, dans le monde humain, n'est permanent. Le seul élément éternel, c'est « l'impermanence » elle-même, le caractère fluctuant et périssable de toute chose. Celui qui est assez fou pour l'ignorer s'expose aux pires souffrances. Si l'on prend conscience des véritables causes du mal, si l'on perçoit qu'elles tiennent aux illusions d'un moi qui s'attache à ses « avoirs » quand la loi du monde est celle du changement, on peut parvenir à s'en libérer. Là est la sagesse.
Chacune à leur façon, les grandes religions 2entendaient préparer les hommes à la mort, à la leur comme à celle de l'être aimé. C'est même dans cette initiation qu'elles nous invitaient à déchiffrer le sens de la vie humaine. Et les morales antiques, celles des stoïciens par exemple, mais plus près de nous, celle de Montaigne encore, tenaient pour assuré que la sagesse réside dans l'acceptation d'un ordre du monde incluant la finitude et que « philosopher », par conséquent, « c'est apprendre à mourir ». De nombreux passages de l'Evangile abordent cette question — née du conflit où s'opposent l'amour, qui porte à l'attachement, et la mort, qui est séparation — avec une simplicité comparable à celle du grand livre tibétain. Pour être différente, la réponse apportée n'en est pas moins dictée par le souci d'établir un lien entre la fin de la vie et sa signification ultime : lorsque Jésus apprend la disparition de Lazare, il fait l'épreuve d'une souffrance qui est celle des simples humains. Comme Marthe et Marie, les sœurs de Lazare, il se met à pleurer. Mais il sait déjà qu'il va rendre l'existence à celui qui n'a jamais douté et il déclare à Marthe : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, même s'il meurt; et quiconque vit, et croit en moi, ne mourra jamais » (Jean, XI).
S'accoutumer à l'impermanence ou prêter foi en la pérennité de la vie ? L'opposition semble au premier abord complète. Elle cache peut-être une affinité plus secrète. Car, pour le chrétien comme pour le bouddhiste, c'est face à la finitude que se jouait la question du sens. Pour l'un comme pour l'autre, sage était celui qui s'y préparait en se détournant de « l'avoir », des attachements et possessions de ce monde, au profit de « l'être ». La logique du bonheur n'était pas la seule qui vaille. Cela est si vrai qu'aux yeux des croyants, il y a peu encore3, il allait de soi qu'une lente agonie, fût-elle douloureuse, était infiniment préférable à une fin brutale, même indolore : au moins laissait-elle le temps de faire sa paix et de recommander son âme à Dieu.
La banalité du deuil
Pour nous Modernes, la signification de cette attitude s'est peu à peu obscurcie. Athées ou agnostiques avertis, nous préférerions mourir sur le coup, sans souffrance et, si possible, sans y penser. Toute méditation sur la mort nous semble superflue, peu « virile » et, pour tout dire, pathologique. Freud, qui fut par excellence le penseur de la désillusion, l'a dit sans détour : « Quand on commence à se poser des questions sur le sens de la vie et de la mort, on est malade, car tout ceci n'existe pas de façon objective. » Montaigne et les stoïciens névrosés ? Et avec eux tous les prétendus sages de la tradition? Les écailles de la superstition nous sont peut-être tombées des yeux. Mais privés de mythes, que nous reste-t-il à dire et à penser devant l'absurdité du deuil ? La psychologie, et c'est un fait majeur, a détrôné la théologie. Pourtant, le jour de l'enterrement, au pied du mur et du cercueil la gêne s'empare des esprits. Que dire à la mère qui a perdu sa fille, au père éploré ? Nous sommes confrontés brutalement à la question du sens ou, plutôt, à son éclipse dans le monde laïcisé. Réduits au seul discours des affects, nous faisons intérieurement l'épreuve de ses limites : le réconfort apporté par quelques gestes de compassion, si précieux soit-il, n'est pas à la mesure de la question posée par une absence dont nous savons bien qu'elle est devenue, en termes propres, insensée. De là les banalités d'usage. Elles ne parviennent pourtant pas à dissimuler que le roi est nu. Si la sagesse des grandes religions ne convient plus à nos temps démocratiques, si tout retour semble impossible, nous n'avons cependant rien inventé qui puisse en tenir lieu de façon acceptable. Pour n'être pas toujours négligeables, les béquilles offertes par la psychanalyse demeurent ce qu'elles sont : d'habiles prothèses. Freud a vaincu Montaigne, mais sa victoire laisse un goût d'amertume.