Le visiteur de la nuit
LINDA WINSTEAD JONES
Merci à tous mes camarades de Heart of Dixie  pour leurs rires, leur soutien et leur amitié.  Ma vie ne serait pas la même sans les manigances,  les retraites et les enthousiasmes. 
Prologue 
– Tu n’as donc pas confiance en moi ? demanda Jessica en se tournant vers sa passagère. 
Miranda s’agrippa à la poignée de la portière et retint son souffle tandis que la voiture amorçait une courbe à grande vitesse. 
– Au volant d’une voiture, jamais ! dit-elle, les dents serrées. 
L’été qui s’annonçait colorait les montagnes du nord de la Géorgie d’un vert lumineux et le ravin qui défilait derrière la vitre était bien trop proche pour qu’elle se sente en sécurité. Miranda s’abstint de tout commentaire à propos de la conduite de Jessica – elle avait abandonné cette tâche futile depuis bien des années – ce qui n’empêcha pas sa sœur aînée de rire de sa réaction. 
Le soleil couchant qui basculait derrière l’horizon teintait le ciel de rose, de jaune et d’orange en ce beau soir d’avril. Les fleurs qui poussaient de part et d’autre de la route semblaient chanter un hymne à la vie. La nuit allait bientôt tomber sur les collines plantées de sapins anciens et indestructibles, mais ce spectacle éphémère était d’une beauté à couper le souffle. 
Miranda venait d’obtenir son diplôme de décoratrice et avait échafaudé avec Jessica, sa seule famille, un projet excitant à Atlanta. Même si l’une et l’autre jouaient de malchance avec les hommes – Jessica appelait cela la malédiction des Lynch – Miranda savait qu’elle aurait dû être satisfaite. C’était une époque heureuse de sa vie. 
Pourtant, un mécontentement inexplicable la rongeait. Au cours des derniers jours, elle s’était surprise à retenir son souffle sans raison et avait eu, de temps à autre, l’étrange impression qu’on l’épiait. Il lui était même arrivé de se retourner en pensant que quelqu’un la suivait, bien qu’il n’y ait aucune raison pour qu’on espionne une fille aussi ordinaire qu’elle. 
Miranda avait l’habitude de se fier à sa première impression. Ses réactions spontanées étaient toujours très nettes : elle aimait ou détestait quelqu’un dès le premier regard. Les rares fois où elle n’avait pas écouté son instinct, d’ailleurs, elle l’avait toujours regretté. 
Mais il y avait autre chose en elle. Quelque chose qui dépassait ses intuitions ordinaires et qu’elle s’efforçait d’ignorer. Même Jessica, qui connaissait les perceptions étranges de sa petite sœur, ne savait rien de cette autre bizarrerie. 
Dans de rares occasions, il arrivait à Miranda d’avoir l’estomac noué et l’impression que quelque chose n’allait pas, alors que tout semblait normal. La dernière fois qu’elle avait éprouvé cette sensation remontait à bien des années. Une semaine plus tard, sa mère, qui semblait en parfaite santé, avait été emportée par un arrêt cardiaque. 
Cette fois, il ne s’agissait que de nervosité, songea Miranda pour se rassurer. Son diplôme… Une nouvelle affaire… La vie ! Un avenir brillant l’attendait et rien n’aurait pu contrecarrer ses plans. 
Une fois de plus, Jessica prit un virage trop rapidement et Miranda s’agrippa par réflexe à la poignée. Les phares du camion qui avait dévié de sa trajectoire l’aveuglèrent comme le soleil l’avait fait quelques minutes plus tôt. Les deux sœurs eurent à peine le temps de crier. 
***
Bren se réveilla en sursaut. Quelque chose n’allait pas – vraiment pas. Pourtant tout semblait normal, le feu crépitait dans la cheminée et la télévision diffusait un programme quelconque à faible volume. Tout était à sa place dans cette maison inachevée au sommet de la montagne qu’il considérait comme son foyer. 
La journée avait été épuisante, comme toujours, et il s’était endormi sur le canapé peu après avoir mangé à la va-vite. Tel le cordonnier mal chaussé, il passait sa vie à construire des résidences secondaires pour d’autres, sans avoir jamais le temps de finir sa propre maison. Celle-ci était achevée et impressionnante de l’extérieur, tout à fait habitable, mais il lui manquait encore des revêtements muraux, des portes et des dizaines de détails qui en feraient un jour un véritable foyer. 
Incapable de se délivrer de la sensation de désastre qui l’avait assailli quelques minutes plus tôt, il se leva du canapé et sortit sur le balcon en passant ses doigts dans ses cheveux emmêlés. Un air doux de soirée printanière emplit ses poumons, éveillant en lui le désir de quelque chose qu’il ne pouvait pas nommer. Malgré cela, l’impression que le monde venait de basculer persista. 
Bren menait une vie simple dans laquelle il ne pouvait pas se passer grand-chose de déstabilisant. Ses parents étaient morts et personne ne comptait vraiment pour lui. Il n’avait ni frères ni cousins, et certainement pas de femme ni d’enfants. Brennus Korbinian aimait sa vie, profitait pleinement de chaque journée, mais savait très bien qu’il était le dernier représentant d’une espèce en cours d’extinction. Le temps des êtres comme lui était révolu. C’était une idée qu’il avait acceptée depuis des années. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? 
Il retira sa chemise dans l’obscurité et se pencha par-dessus la balustrade pour observer le flanc escarpé de la montagne. Il n’y avait rien d’autre à voir que les cimes des arbres et une construction au toit rouge qui le contrariait. Il fronça les sourcils en fixant la cabane située très en contrebas, au bord de la route sinueuse qui descendait vers la nationale. Bren avait proposé au propriétaire jusqu’à deux fois la somme que valait la bâtisse, mais cet homme buté refusait toujours de vendre. Par chance, elle était rarement occupée. Bren avait besoin de discrétion – c’était la seule chose qui importait dans sa vie. 
Cette nuit-là, la petite maison baignait dans l’obscurité. Il n’y avait pas de lumière aux fenêtres et Bren n’avait pas vu de voiture dans l’allée en rentrant chez lui, quelques heures plus tôt. Si quelqu’un malgré tout se trouvait à l’intérieur, il lui aurait fallu des jumelles ou un télescope pour l’observer en douce. 
Pourtant, Bren tenait à s’approprier cette cabane. Ainsi toute la montagne serait à lui. Tout comme son père avant lui, il avait passé des années à acheter chaque parcelle, l’une après l’autre, pour qu’il en soit ainsi. Il ne manquait plus que ce terrain en bas de la colline pour jouir parfaitement de la solitude à laquelle il aspirait. 
Bren acheva de se déshabiller, puis grimpa avec aisance sur la rambarde du balcon. Il plongea son regard dans la vallée, sentit l’air du soir frôler sa peau, retint son souffle et acquit la certitude que quelque chose avait changé. Il accepta aussitôt l’idée qu’il n’avait pas à savoir ce dont il s’agissait. Son monde était petit. Tout ce dont il avait besoin était réuni autour de lui. 
Il plongea et goûta la caresse de l’air un instant avant de s’abandonner à la liberté. Si quelqu’un l’avait observé à ce moment, il n’aurait vu qu’une nuée d’oiseaux noirs là où se trouvait un homme l’instant d’avant. Puis il aurait suivi des yeux ces oiseaux qui frôlaient le flanc de la montagne en volant de concert, jusqu’à se convaincre que ce qu’il croyait avoir vu ne pouvait pas être vrai. 
Tout en s’envolant dans les ténèbres sous cette forme qui lui était aussi naturelle que le corps humain, Bren songea à cette dissonance qui se produisait quelque part dans le monde. 
Mais cela ne le concernait pas. Pas du tout. Il glissa sur une bourrasque et une cacophonie de croassements résonna dans la montagne qu’il considérait comme sienne. 
***
Miranda se réveilla lentement en se demandant où elle se trouvait et comment elle était arrivée là. Quel jour était-on ? Quel était cet endroit ? Il ne lui fallut qu’un moment pour comprendre qu’elle était dans un hôpital. Alors le souvenir de l’accident lui revint brutalement. Elle ne se rappelait pas la collision proprement dite, mais elle avait un souvenir très net des phares du camion – et du cri qu’elle avait poussé. 
Jessica ! 
– Tu es réveillée. 
Miranda tourna vivement la tête sur le côté et le regretta aussitôt. Un épais bandage entourait son crâne sous lequel tambourinait une épouvantable migraine. Néanmoins, elle fut soulagée de voir Jessica indemne, vêtue du même T-shirt et du même jean que lorsqu’elle était passée la prendre. 
Le flot de lumière qui se déversait par la fenêtre la faisait paraître presque irréelle. Comme l’accident s’était produit juste après le coucher du soleil, Miranda en déduisit qu’elle avait dû rester inconsciente toute la nuit. 
– Ma petite sœur, murmura Jessica, une lueur d’inquiétude dans le regard. 
Elle devait se sentir terriblement coupable pour s’abandonner à une telle émotivité. Jessica n’exprimait jamais franchement ses sentiments. Sauf dans les moments difficiles, l’amour qu’elle éprouvait pour les gens restait caché au fond d’elle-même. 
– Approche-toi, répondit Miranda en tendant la main pour l’inviter à approcher. 
Jessica resta immobile dans la lumière. 
Miranda se rendit compte alors qu’en plus de la tête, elle avait le bras bandé, et ne put s’empêcher de se demander pourquoi elle était si gravement blessée alors que sa sœur n’avait pas une égratignure. La lumière était si intense qu’elle dut cligner plusieurs fois des yeux pour y voir plus clair. Les bruits de pas, de chariots et de conversations chuchotées qui résonnaient dans le couloir lui paraissaient lointains et sans importance. 
– Jessica ? 
– Tu es réveillée ! 
Miranda tourna la tête plus lentement que la première fois en direction de la porte et de la voix anxieuse. Autumn, sa colocataire et son amie, se précipita alors à l’intérieur, les yeux emplis de larmes. 
– Mon Dieu ! J’étais si inquiète ! 
Miranda s’efforça de sourire, apparemment sans grand succès. 
– Je vais bien, je t’assure. J’ai l’impression que j’ai seulement pris un coup sur la tête, répondit-elle en tâtant son bandage de la main qui n’était pas reliée à une perfusion. Qu’est-ce que tu fais là ? Est-ce Jessica qui t’a prévenue ? 
Autumn se mordit la lèvre, pâlit, puis des larmes roulèrent sur ses joues. 
– Mon cœur… 
– Qu’y a-t–il ? 
Miranda tourna encore la tête pour interroger sa sœur et ne vit personne devant la fenêtre. Elle cligna des yeux, puis se tordit le cou pour tenter de voir où Jessica était passée. 
– Je ne voulais pas avoir à te l’annoncer, gémit Autumn en reniflant et en hoquetant. 
– M’annoncer quoi ? s’inquiéta Miranda en sentant une boule se former au creux de son estomac. Où est Jessica ? 
Autumn secoua la tête en essuyant une larme. 
– C’était un camion. Les pompiers ont dit que vous l’aviez heurté de plein fouet…, balbutia-t–elle avant de prendre une profonde inspiration. Je suis désolée, mon cœur… Jessica n’a pas survécu. Elle est morte sur le coup, sans souffrir… Elle ne s’est sans doute même pas rendu compte… 
Sa voix se brisa. 
Miranda voulut s’asseoir sans y parvenir. Elle avait mal dans tous les os et tous les muscles. 
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Jessica était là il y a un instant… 
Elle tendit la main vers l’espace vide devant la fenêtre. Autumn secoua la tête et versa de nouvelles larmes silencieuses tandis qu’une voix murmurait à l’oreille de Miranda. Je t’aime, ma petite sœur
Quatre ans plus tard 
Certains êtres n’auraient jamais dû être autorisés à se mêler aux innocents. On les appelait des monstres. D’après le chef de l’Ordre de Cahir, ils étaient le Mal incarné. C’était du moins ce qu’elle avait entendu répéter depuis qu’elle se trouvait dans cet endroit sombre et humide. 
Roxanna était assise sur un petit lit de camp, les genoux repliés contre sa poitrine dans une position instinctivement défensive. Elle avait faim. Le vieil homme lui donnait de temps à autre des biscuits et du poulet frit, mais ce n’était pas de nourriture dont elle avait besoin. Au cours des dernières années, elle avait séduit une dizaine d’hommes et volé leur âme, ce qui lui avait permis d’accumuler un pouvoir inimaginable. Maintenant, elle avait de nouveau faim. Elle était beaucoup plus faible que le jour où ils l’avaient enfermée, et c’était bien ce qu’ils voulaient. Même si elle n’avait pas été enchaînée au lit, elle n’aurait pas pu courir bien loin. 
Ils auraient plus de facilité à la tuer. 
Roxanna releva la tête pour fixer celui qui avait les cheveux roux. Ils étaient seuls, à cet instant : un garde et une sorcière affaiblie. Pourtant, s’il avait participé aux tortures qu’on lui avait fait subir pour découvrir si elle travaillait avec d’autres semblables à elle, une part de lui la désirait. L’autre part la craignait. Si elle parvenait à l’attirer à elle et à voler son âme, elle retrouverait assez de force pour s’enfuir. Cette fois, ils ne la retrouveraient pas si facilement. 
– J’aimerais boire un peu d’eau, chuchota-t–elle. 
– Plus tard, répondit le roux. 
– S’il vous plaît… 
Il hésita, fronça les sourcils, puis versa de l’eau d’une carafe dans un gobelet jetable qu’il lui apporta. Si leurs mains se touchaient et si elle mettait en pratique tout ce qu’elle avait appris… 
Leurs mains se touchèrent. Il sursauta. Elle fixa ses yeux écarquillés tout en caressant ses doigts. Encore quelques instants et il serait à elle. 
– Tue-la, ordonna le vieil homme. 
Elle ne l’avait pas entendu descendre l’escalier mais il se trouvait bien là, derrière le rouquin. 
– Ça ne devrait pas être trop difficile, reprit-il, affaiblie comme elle est. 
L’homme qui se tenait devant Roxanna, prêt à lui appartenir, ne réagit pas aussitôt. 
– Tue-la ou c’est moi qui te tue. 
Ces mots le firent réagir. L’eau éclaboussa la robe tachée qu’elle portait depuis presque un mois, puis l’homme tira un couteau d’un étui pendu à sa ceinture et le plongea dans sa poitrine sans hésiter. Il enfonça la lame encore et encore. 
Roxanna retomba sur le lit de camp dans un cliquetis de chaînes. Elle avait toujours su qu’elle mourrait de mort violente. Elle en avait rêvé. C’était fait. Dans son dernier soupir, elle songea que ses actes et l’opinion de ces hommes importaient peu : elle n’était pas un monstre. 
***
– Je n’ai pas besoin de vacances, insista Miranda. 
– Si ! lui répondirent trois voix à l’unisson. 
Elle pinça les lèvres, mais il ne servait à rien de discuter avec ces trois-là. Autumn et Jared Sidwell, l’homme qu’elle avait épousé deux ans plus tôt, étaient debout côte à côte et la fixaient par-dessus leur verre de thé glacé. Cheryl Talbot hochait la tête en souriant. 
L’agent du FBI Roger Talbot, qui retournait un hamburger sur le gril, joignit tardivement sa voix à celles des autres. 
– Ce dernier cas m’a éreinté et pourtant je n’ai pas eu à faire ce que tu as fait. Tu es pâle, tu as les yeux cernés et tu as perdu du poids. Soyons francs : tu as une sale tête. 
– Roger ! le gronda Cheryl. Inutile d’être aussi… 
– … direct ? la coupa-t–il en levant la tête pour la regarder avec amour. 
Miranda avait rencontré Roger Talbot trois ans plus tôt dans le cadre du travail qu’elle s’était mise à exercer après l’accident qui avait tué sa sœur et lui avait octroyé ce que certains appelaient un « don ». Quel don… Personne ne voulait d’une décoratrice d’intérieur qui voyait des fantômes. Personne ne voulait avoir affaire à une personne engagée pour choisir des rideaux et des couleurs de peintures et qui parlait avec sa grand-mère morte sept ans plus tôt. Miranda avait eu l’occasion de le vérifier lorsqu’elle avait tenté de conserver une vie normale. Mais les esprits qu’elle voyait depuis l’accident continuaient à la hanter. Elle avait compris qu’elle ne pouvait trouver la paix qu’en les aidant. 
La première fois qu’elle avait rencontré le spectre de la victime d’un meurtre, elle avait tenté de l’ignorer. L’homme avait refusé de la laisser tranquille. Elle était donc allée au poste de police où on l’avait prise pour une folle et renvoyée chez elle. Mais le fantôme ne s’était pas découragé pour autant, il avait continué à la harceler en exigeant une justice qu’elle seule pouvait rendre. 
Elle ne pouvait se débarrasser de lui qu’en s’en déchargeant sur quelqu’un d’autre. L’homme voulait que son meurtrier soit puni, naturellement. Après de longues recherches, Miranda avait fini par trouver quelqu’un qui avait accepté de l’écouter. Ce quelqu’un était l’agent du FBI Roger Talbot. Ils travaillaient ensemble depuis ce jour, plus ou moins officiellement selon les circonstances. Elle était parvenue à cacher son don les deux premières années, puis le secret avait été éventé. La plupart des gens la prenaient pour une folle ou une dangereuse manipulatrice, mais nombreux étaient aussi ceux qui voulaient obtenir ses services. 
Moins de cinq ans après la nuit fatale où sa sœur avait trouvé la mort, les clients se bousculaient à sa porte. Elle pouvait même se considérer comme célèbre dans certains milieux. Miranda Lynch était devenue une vraie star. 
Ces derniers temps, elle ne se trompait certainement pas lorsqu’elle avait l’impression qu’on l’épiait. Roger et Cheryl, quoique plus âgés qu’elle, étaient devenus sa famille. Roger jouait les grands frères protecteurs et taquins et Cheryl avait adopté un rôle de mère de substitution, même si dix ans seulement la séparaient de Miranda. Cheryl cuisinait des repas équilibrés, la forçait à acheter des chaussures jolies et confortables, et s’assurait qu’elle allait voir le médecin quand elle était malade. Miranda se sentait également proche de leurs trois enfants, surtout de Jackson, l’aîné âgé de quinze ans, qui ressemblait tant à Roger qu’il paraissait en être un clone plus jeune et plus mince. Ils étaient au centre de la vie privée de Miranda – presque sa seule vie privée. La malédiction des Lynch semblait toujours agir, puisque tous les célibataires qu’elle rencontrait étaient soit effrayés par son don soit avides d’en tirer profit. 
C’est Miranda qui avait présenté Autumn et Jared aux Talbot, et les barbecues et fêtes d’anniversaire s’étaient succédé au fil des années. Jared et Roger n’étaient pas très proches. Ils n’avaient pas grand-chose en commun : Roger était dans les forces de l’ordre et Jared dans l’informatique ; Roger aimait la chasse et la pêche, tandis que Jared ne s’amusait que de jeux électroniques et de combats de paint-ball. Mais Autumn aimait autant Cheryl que Miranda. Ces quatre personnes étaient la seule famille de Miranda et allaient sans doute le rester si rien ne changeait. Sa dernière tentative de relation avait échoué si lamentablement qu’elle s’était juré de ne plus approcher un homme. Elle était devenue une vieille fille déterminée de vingt-six ans qui se consacrait davantage aux morts qu’aux vivants. 
Ce n’était pas tout à fait l’existence dont elle avait rêvé. 
Elle savait bien qu’elle aurait dû écouter ses amis, mais elle avait des rendez-vous prévus et des engagements à tenir. Bien sûr, en dehors de son partenariat avec la police, la plupart de ses clients voulaient surtout retrouver un testament ou s’assurer que ceux qu’ils aimaient continuaient à exister quelque part. 
– J’ai une cabane dans le Tennessee, déclara Roger. 
– Je sais. 
Cela faisait deux ans qu’il essayait de l’y entraîner, mais puisqu’elle n’avait jamais réussi à jouir d’un week-end entier, comment aurait-elle pu prendre des vacances ? Il y avait tant de choses à faire ! Des gens mouraient tous les jours. La plupart partaient bien pour la destination qui leur avait été assignée, mais il s’en trouvait toujours pour venir à elle. 
– Je n’y vais pas assez souvent, reprit Roger en surveillant les hamburgers. Cheryl ne s’y plaît pas beaucoup. 
– J’aime bien le centre commercial qui se trouve à trois quarts d’heure de voiture du chalet, riposta Cheryl avec un grand sourire. Mais je n’aime pas la salle de bains qui est de la même taille que le placard de mon entrée et je déteste que mon téléphone ne capte pas. C’est archaïque d’être aussi isolé. Et ça n’arrange rien que le seul autre habitant de cette montagne nous fusille du regard chaque fois que nous le croisons. Je suis sûre que ce psychopathe veut avoir toute la région pour lui. Je ne sais pas ce qu’il fabrique là-haut pour supporter aussi mal d’avoir des voisins, mais je suis certaine qu’il cache quelque chose. 
Miranda se tourna vers Cheryl en espérant gagner son soutien. 
– Il y a un psychopathe dans la montagne où ton mari veut m’envoyer en vacances ? 
– Je n’en raffole pas, c’est vrai, mais je dois reconnaître que c’est joli et tranquille, et Roger a raison : tu as une tête à faire peur. Après deux semaines… 
– Deux semaines ? l’interrompit Miranda. Je songeais plutôt à un long week-end… 
– Donc tu songeais bien à prendre quelques jours, intervint Autumn, pleine d’espoir. 
– J’ai dit week-end… 
Avait-elle si mauvaise mine ? Ceux qui l’entouraient pouvaient-ils voir à quel point le fait de parler aux fantômes l’épuisait, gâchait son sommeil et la faisait se sentir bien trop vieille pour ses vingt-six ans ? 
C’était probable. Elle avait l’impression d’éprouver les émotions des spectres qui s’adressaient à elle. Elle ne faisait pas qu’assister au drame de leur mort, elle ressentait aussi leur douleur. Elle était épuisée en permanence et en était venue à considérer quatre heures de sommeil comme une bonne nuit de repos. Pas étonnant que ses amis s’en soient rendu compte. 
– Week-end est un début, déclara Roger en posant les hamburgers sur un plat. Nous aurions mieux fait de faire des steaks… 
Enfin un changement de sujet… 
– C’est mon anniversaire et je tenais à manger tes hamburgers, lui rappela Miranda. 
– Et un gâteau au chocolat ! ajouta Jackson en sortant de la cuisine avec un énorme gâteau d’anniversaire glacé et décoré de roses jaunes. 
– Qu’est-ce qu’une femme pourrait vouloir de plus ? conclut Miranda en regardant Autumn et Jared, puis Roger et Cheryl. 
Ces deux couples avaient des manières si différentes d’être proches… Tous faisaient partie de quelque chose d’intime et de spécial qu’elle s’était résignée à ne jamais connaître. Son regard s’arrêta finalement sur Roger. 
– Très bien, soupira-t–elle. Mais un long week-end suffira largement. 
– Il vaudrait mieux deux semaines, insista-t–il. L’air pur, le calme, le centre commercial… 
– … un psychopathe, ajouta Miranda. 
– Korbinian n’est pas un psychopathe, corrigea-t–il en jetant un regard légèrement réprobateur à sa femme. Il est juste un peu bizarre et franchement contrarié que je ne veuille pas lui vendre le chalet. Si tu ne t’occupes pas de lui, il ne viendra pas t’ennuyer. Je t’y dépose samedi prochain. 
– Est-ce que je peux venir ? demanda Jackson en jetant un regard furtif à Miranda. 
Les garçons de quinze ans n’étaient pas très doués pour dissimuler leurs émotions, surtout en ce qui concernait les femmes. En conséquence, Miranda savait très bien que le fils de Roger en pinçait pour elle depuis quelques mois. 
Un être humain vraiment mignon l’aimait pour elle-même. Malheureusement, ce n’était encore qu’un enfant avec des étoiles plein les yeux. 
– Nous n’allons pas rester longtemps, le prévint Roger. 
– Ça me va, assura Jackson. 
Son père acquiesça. 
– Très bien. Tu peux nous accompagner. 
– Et toi, Cheryl ? demanda Miranda. 
– Non merci, s’empressa-t–elle de répondre. Je te confie aux hommes de la famille. Les filles ont un cours de danse, samedi, et on ne resterait pas assez longtemps pour faire un tour au centre commercial. 
Elle soupira en feignant le désespoir. 
– Une autre fois…, conclut-elle. Maintenant, à table ! 
***
Par la fenêtre ouverte de son camion, Bren perçut le changement dans sa montagne. Les oiseaux pépiaient nerveusement. Soit un touriste s’était perdu, soit Talbot était de passage dans sa cabane. Maudit entêté ! De fait, il y avait une voiture familière dans l’allée de la bâtisse au toit rouge qui abîmait le flanc de sa montagne. Alors qu’il passait lentement devant, la porte s’ouvrit pour laisser apparaître le propriétaire qui refusait toujours de vendre malgré les sommes ahurissantes qu’il lui avait proposées. 
Bren freina encore un peu en apercevant une femme à ses côtés. Il ne s’agissait pas de Mme Talbot, qui était une grande brune. Celle-ci était assez petite et très blonde. Etait-elle sa maîtresse ? Sa nouvelle femme ? Cette cabane isolée était l’endroit rêvé pour entretenir une liaison. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il ne veuille pas vendre ! 
En apercevant son camion, Talbot fit un signe de la main comme pour l’inviter à s’arrêter. Bren garda les yeux fixés sur la route. De toute façon Talbot ne pourrait pas le suivre au sommet de la montagne. Pour cela, il fallait un 4x4. Le fait que sa maison soit aussi difficile d’accès arrangeait Bren. Il n’aimait ni les visiteurs ni les surprises. 
Un coup d’œil dans le rétroviseur lui permit de voir la blonde sortir sous le porche. Elle avait de longs cheveux raides, aussi pâles que les siens étaient noirs, et sa silhouette était petite sans être frêle. Elle avait même des courbes qu’il pouvait encore apprécier à cette distance. Joli… Il distinguait mal son visage, et pourtant elle éveillait en lui une étrange attirance et presque l’envie de faire demi-tour pour la regarder de plus près. Bren se ressaisit et poursuivit lentement sa route. 
Derrière elle apparut un adolescent qu’il avait déjà vu. Si Talbot était venu avec son fils, la blonde ne devait pas être sa maîtresse. Sans savoir pourquoi, il en éprouva un certain soulagement. Peut-être n’avait-elle aucune attache… Il dut encore se ressaisir. Si la vue d’une charmante inconnue éveillait en lui de telles pensées, il était temps qu’il se trouve une liaison passagère. 
Cette idée ramena ses pensées vers la femme de la cabane. Si elle n’était pas la maîtresse de Talbot, que faisait-elle là ? Il s’en moquait, évidemment… 
Sauf si Talbot envisageait de lui vendre la cabane après avoir refusé ses offres généreuses. Ces derniers temps, beaucoup de gens s’installaient de manière permanente à la montagne au lieu d’y passer seulement les vacances. Et si telles étaient ses intentions ? Malgré son charme, ce serait un vrai désastre. 
***
Miranda s’installa après le départ de Jackson et de Roger. Il y avait assez de nourriture pour une semaine dans le réfrigérateur et les placards. Elle n’avait pas de véhicule – ce qui l’arrangeait plutôt car elle évitait de conduire depuis l’accident. De toute façon, Roger avait conclu un arrangement avec Duncan Archard, le propriétaire de la station-service située au pied de la montagne. 
Le chalet était petit et meublé d’une collection disparate d’objets bannis de la maison des Talbot et peut-être même ramassés sur le trottoir pour certains. La plupart des meubles étaient en mauvais état, quoique toujours utilisables. L’absence de toute harmonie irrita malgré elle la fibre décoratrice de Miranda. Elle ne put s’empêcher de songer aux améliorations possibles en visitant la maison. Celle-ci comprenait quatre pièces et une salle de bains minuscule. Les deux chambres étaient strictement utilitaires et le salon confortable, bien que chichement décoré. Une bibliothèque remplie de vieux livres occupait tout un pan de mur. Miranda avait entassé les courses qu’elle avait faites en arrivant dans la petite cuisine, qui contenait déjà des produits de première nécessité. Son unique fenêtre était ornée de rideaux dont les ribambelles de canards la firent frémir. 
Cette cabane était sans doute trop petite pour qu’on puisse y réaliser des merveilles de décoration mais un peu d’imagination et de travail auraient pu en faire un adorable refuge perdu dans les bois du Tennessee. 
Mauvais goût mis à part, l’endroit était paisible. Le lit, tout comme le canapé, était assez confortable. Conformément aux prévisions de Cheryl, son téléphone ne captait pas. Miranda l’éteignit donc avec un soupir de soulagement et le rangea dans le tiroir de la table de nuit. C’est alors seulement qu’elle prit conscience de son besoin de se couper du monde. Même si ses amis l’avaient compris avant elle, elle reconnaissait à présent à quel point il lui était nécessaire de se reposer. Elle n’allait sans doute pas avoir besoin de sortir de la semaine, ce qui allait lui permettre de faire la grasse matinée, de lire et de se coucher tôt. Comme il n’y avait pas de télévision, elle n’allait pas être submergée par les malheurs du monde. Si elle se montrait prudente en consultant ses mails, elle pourrait même échapper à la politique, aux désastres et aux histoires tristes. Tout ce qui se produisait hors de cette montagne pouvait attendre une semaine. 
Le psychopathe qui vivait au bout de la route ne l’inquiétait même pas. Roger lui avait expliqué que Brennus Korbinian possédait une entreprise de construction. La brève vision qu’elle avait eue de lui lorsqu’il était passé dans son camion coûteux l’avait étrangement rassurée. Elle avait aperçu des cheveux noirs et une mâchoire volontaire, et l’avait trouvé jeune pour un solitaire endurci. Ce n’était qu’un homme riche affublé d’un nom bizarre et contrarié de ne pas posséder toute la montagne. Ce n’était pas un psychopathe et il n’allait pas gâcher sa semaine de congé. Elle n’allait sûrement pas le revoir, à moins de se trouver sous le porche pendant l’un de ses passages. Puisqu’il y avait un immense balcon à l’arrière de la maison, elle n’avait pas de raison de lui préférer l’étroit perron. Il était donc à peu près certain qu’elle ne connaîtrait de lui que le bref aperçu qu’elle venait d’en avoir. 
Puisque les fantômes avaient tendance à rester près du lieu de leur mort, elle pouvait même espérer avoir une semaine calme sur ce plan. Cette région était isolée, difficile d’accès et faiblement peuplée. Or il lui était encore plus nécessaire de se reposer de ses fantômes que des vivants. Les spectres qui lui parlaient n’avaient aucun sens de l’écoulement du temps et une fâcheuse tendance à apparaître vers trois heures du matin, alors qu’elle cherchait le sommeil, si elle se trouvait dans un rayon de quelques kilomètres autour du lieu de leur mort. Leurs émotions et leurs requêtes l’épuisaient. Peut-être qu’en se retrouvant si loin des zones peuplées… 
– J’ai bien cru que tu n’arriverais jamais ! 
Miranda fit volte-face pour découvrir une vieille femme assise dans le fauteuil à bascule près de l’âtre froid. En général, les fantômes n’étaient pas assez substantiels pour paraître réels. Elle n’en avait pas vu d’aussi consistant depuis l’apparition de Jessica après sa mort.