Samedi 1er janvier 2005, neuf heures du soir. 2004 s'est bien terminée, sur un bon dîner partagé avec Pierre, dans la cuisine, la seule pièce un peu chauffée du premier étage. Et le passage d’une année à l’autre s’est opéré en douceur. 2005 a moins bien commencé, en revanche, sur un vacarme de voisins, non pas les plus proches, les suivants, un groupe d’adolescents en vacances, qui avaient fait beaucoup de bruit toute la soirée, dans la rue du haut, qui nous ont réveillés une première fois à deux heures, une deuxième fois à trois heures, et qui claquaient encore des portes et hurlaient à quatre ou cinq heures – mais alors j’avais depuis longtemps renoncé à dormir, et j’étais de très méchante humeur, ce qui s’est traduit, hélas, par quelques échanges aigres-doux.
Qu’on fasse du bruit pendant la nuit du Nouvel An, c’est plus ou moins l’usage, je présume, et il est difficile d’aller là contre. Mais quelle drôle d’idée que de vouloir aller beugler à Plieux, un lieu qu’on ne choisit pas forcément, si on le choisit, pour sa réputation d’animation frénétique et son sens du charivari! Si c’est de cela qu’on a envie, pourquoi ne pas aller plutôt ailleurs? Et si on est là parce qu’on y est contraint, pourquoi ne pas garder son bruit pour soi, au creux de sa propre maison, plutôt que d’aller l’imposer à des voisins dont rien ne donne à penser que tel est l’objet de leur désir?
Ce qui frappe toujours dans ces cas-là, c’est la gratuité de la nuisance, de la nocence. Je ne pense pas que ces garçons et ces filles aient spécialement envie de nuire; mais nuire, manifestement, déranger, leur est tout à fait indifférent. Non seulement ils ne se priveraient pas du moindre plaisir par crainte d’importuner autour d’eux, mais ils ne se priveraient même pas de…, de…, d’on ne sait quoi, de rien, du droit adolescent d’embêter pour rien. À n’en plus finir ils se parlent en criant, à trois heures du matin, à quelques mètres de gens qui essaient de dormir, ou seulement de se reposer, alors qu’eux-mêmes sont à cinquante centimètres les uns des autres, et certainement pas sourds, à leur âge. Auparavant ils avaient téléphoné à la terre entière, sur leurs portables. C'est même à cause des portables qu’ils étaient d’abord sortis dans la rue, peut-être. Et sur leurs portables ils ne peuvent que hurler, comme s’ils n’avaient jamais affaire, de Singapour à Comodoro Rivadavia ou Vic-Fezensac, qu’à des oreilles bouchées à l’émeri.
J’aurais souhaité que les miennes le fussent. Je ne me suis vaguement endormi que sur les six heures du matin, à cause d’eux, et réveillé à huit heures, par habitude. Année commencée du mauvais pied, donc, journée perdue pour le travail, humeur peccante dès l’aube glaciale – tout cela sans profit pour personne, en vertu du seul privilège d’emmouscailler tout azimut, pour les jeunes. Ah, je ne suis pas près de cesser de croire aux vertus du principe d’in-nocence, pour tous les âges et en tous les lieux!
Nous étions invités à boire un peu de champagne, à midi, chez d’autres voisins, les plus proches ceux-là, M. Dupuy de La Cornue et sa famille (le fabricant des fameuses cuisinières). J’étais ce matin dans un tel état de fatigue, d’exaspération et de fébrilité nerveuse que j’ai sérieusement envisagé de téléphoner pour me faire porter pâle. Mais j’ai trouvé que ce serait trop mal élevé, si peu de temps avant le moment convenu. Nous avons donc traversé la rue à l’heure dite, et bien nous en a pris. L'atmosphère amicale et le champagne m’ont détendu, une espèce de sérénité m’est revenue, et cette après-midi nous avons fait une très agréable promenade, avec M. Dupuy et sa fille Zoé, qui est née à l’époque de l’installation de cette famille ici et qui a maintenant six ans, ce que j’ai peine à croire. C'est une petite fille très gentille, et fort bien élevée, elle. Nous leur avons montré le nouveau “boulevard” herbu qui longe l’Auroue, et qui fait ma joie. Jacques Aeberhard m’a expliqué l’autre jour, chez les Rigaud, après l’enterrement du marquis, que ces marges laissées non cultivées, sur les bords des rivières, étaient une récente exigence européenne, inspirée par la nécessité de lutter contre la pollution des eaux par les engrais. J’ai quelques doutes, dans mon ignorance, quant à l’efficacité de la mesure; mais je suis enchanté par les chemins méandreux qu’elle nous offre. Nous avons décidé d’appeler cours Zoé la nouvelle promenade du bord de l’eau.