AVIS DES ÉDITEURS

Le titre de cet ouvrage ne sera pas intelligible à tous les lecteurs, et plusieurs ne lui trouveront aucun rapport avec le sujet. Néanmoins un autre n’aurait pu lui convenir ; et si nous l’avons laissé en grec, on en devinera aisément la raison.

Les recherches savantes et infiniment curieuses de l’auteur rendent cet ouvrage aussi érudit qu’agréable, et nous ne doutons pas de l’accueil favorable qu’il recevra du public.

Nous avons du même auteur deux autres manuscrits qui ont le même mérite et qui sont autant intéressans que celui-ci ; ils seront achevés d’imprimer sous deux mois. Nous annoncerons à nos correspondans le moment où ils devront sortir de presse. Nous mettrons dans l’exécution typographique autant de correction et de goût que dans ce volume. Nous ne pouvons en annoncer les titres que lorsqu’ils seront prêts à paroître.

 

N. B. – La présente édition de l’Erotika Biblion est la reproduction de la première édition de 1783, elle a été revue sur celle de l’an IX. Les chiffres romains entre parenthèses renvoient aux annotations dites du chevalier de Pierrugues. Elles ont été insérées à la suite de l’Erotika Biblion. L’Avis des éditeurs a paru en tête de la première édition.

 

ANAGOGIE

On sait1 que parmi les découvertes innombrables des antiquités d’Herculanum, les manuscrits ont épuisé la patience et la sagacité des artistes et des savants. La difficulté consiste à dérouler des volumes à demi consumés depuis deux mille ans par la lave du Vésuve. Tout tombe en poussière à mesure qu’on y touche.

Cependant des minéralogistes hongrois, plus patiens que les Italiens, plus exercés à tirer parti des productions qu’offrent les entrailles de la Terre, se sont offerts à la reine de Naples. Cette princesse, amie de tous les arts, et savante dans celui d’exciter l’émulation, a favorablement accueilli ces artistes : ils ont entrepris cet immense travail.

D’abord ils collent une toile fine sur l’un des rouleaux ; quand la toile est sèche, on la suspend, et l’on pose en même tems le rouleau sur un chassis mobile, pour le faire descendre imperceptiblement, à mesure que le développement s’opère. Pour le faciliter, on passe un filet d’eau gommée sur le volume avec la barbe d’une plume, et petit à petit les parties s’en détachent pour se coller immédiatement sur la toile tendue.

Ce travail pénible est si long que dans l’espace d’une année, à peine peut-on dérouler quelques feuilles. Le désagrément de ne trouver le plus souvent que des manuscrits qui n’apprenoient rien, alloit faire renoncer à cette entreprise difficile et fastidieuse, lorsqu’enfin tant d’efforts ont été récompensés par la découverte d’un ouvrage qui a bientôt aiguisé le génie des cent cinquantes académies de l’Italie.

C’est un manuscrit mozarabique, composé dans ces tems perdus où Philippe fut enlevé à côté de l’eunuque de Candace2 ; où Habacuc, transporté par les cheveux3, portoit à cinq cents lieues le dîner à Daniel, sans qu’il se refroidît ; où les Philistins circoncis se faisoient des prépuces ; où des anus d’or guérissoient les hémorrhoïdes4. Un nommé Jérémie Shackerley, vrai croyant, dit le manuscrit, profita de l’occasion.

Il avoit voyagé, et de père en fils, rien ne s’étoit perdu dans cette famille, l’une des plus anciennes du monde, puisqu’elle conservoit des traditions non équivoques de l’époque où les éléphants habitoient les parties les plus froides de la Russie ; où le Spitzberg produisoit d’excellentes oranges ; où l’Angleterre n’étoit pas séparée de la France ; où l’Espagne tenoit encore au continent du Canada, par cette grande terre nommée Atlantide, dont on retrouve à peine le nom chez les anciens, mais dont l’ingénieux M. Bailly fait si bien l’histoire.

Shackerley voulut être transporté dans une des planètes les plus éloignées qui forment notre système5, mais on ne le déposa pas dans la planète même, on le plaça dans l’anneau de Saturne. Cet orbe immense n’étoit point encore tranquille. Dans les parties basses, des mares profondes et orageuses, des courans rapides, des tournoiemens d’eau, des tremblemens de terre presque continuels, produits par l’affaissement des cavernes et par les fréquentes explosions des volcans ; des tourbillons de vapeurs et de fumées, des tempêtes sans cesse excitées par les secousses de la Terre, et ses chocs terribles contre les eaux de mer ; des inondations, des débordemens, des déluges ; des fleuves de lave, de bitume, de soufre, ravageant les montagnes et se précipitant dans les plaines, où ils empoisonnent les eaux ; la lumière offusquée par des nuages aqueux, par des masses de cendres, par des jets de pierres enflammées que poussoient les volcans... Telle étoit la situation de cette planète encore informe. L’anneau seul étoit habitable. Beaucoup plus mince et déjà plutôt attiédi, il jouissoit depuis longtems des avantages de la nature perfectionnée, sensible, intelligente ; mais on y appercevoit les terribles scènes dont Saturne étoit le théâtre.

La forme et la construction de cet anneau parurent si singulières à Shakerley, que rien dans l’univers ne lui avoit semblé aussi étrange. D’abord notre soleil, qui est celui des habitans de ce pays, étoit pour eux à peine la trentième partie de ce qu’il nous paroît. Il formoit à leurs yeux l’effet que produit sur la Terre l’étoile du berger, quand elle est dans son plein. Mercure, Vénus, la Terre et Mars, n’y pouvoient point être discernés : on y doutoit de leur existence. Jupiter seul s’y montroit, à peu de chose près, comme nous le voyons ; avec cette différence qu’il présentoit des phases comme la lune nous en montre. Il en étoit de même de ses satellites : et de ce concours de variétés uniformes, il résultoit des phénomènes curieux et utiles. Curieux en ce que l’on voyoit Jupiter en croissant, et ses quatre petites lunes tantôt en croissant, tantôt en décours, ou les unes à droite, et les autres se confondant avec la planète elle-même ; utiles, en ce que Jupiter passoit quelquefois sur le soleil avec tout son cortège ; ce qui produisait une multitude de points de contact, d’immersions et d’émersions successives, qui ne laissoient rien à désirer pour la régularité des observations. Ainsi la déduction des parallaxes étoit calculée rigoureusement ; en sorte que, malgré l’éloignement de l’anneau, ou de Saturne ou du soleil, qui, selon le docte Jérémie Shackerley, n’est guère moins de trois cent treize millions de lieues, on avoit fait plus de progrès en astronomie que sur la Terre, depuis une infinité de siècles.

Le soleil étoit faible, mais le défaut de sa chaleur, se compensoit par celle du globe de Saturne, qui n’étoit pas attiédi. Cet anneau recevoit de sa planète principale plus de lumière et de chaleur, que nous n’en avons ici-bas ; car enfin cet anneau avoit en lui-même, dans son centre, ce globe de Saturne qui est neuf cents fois plus gros que la Terre, et il en étoit éloigné de cinquante-cinq mille lieues, ce qui forme les trois quarts de la distance de la Lune à la Terre.

Autour de l’anneau et à de grandes distances, on voyoit cinq lunes qui se levoient quelquefois toutes du même côté. Shackerley prétend qu’il est impossible de se former une idée assez magnifique de ce spectacle.

Cet anneau si bien situé formoit comme un pont suspendu, un arc circulaire ; on voyageoit dans tout son contour ; ainsi l’on faisoit de loin le tour du globe de Saturne ; mais de façon que le voyageur avoit toujours ce globe du même côté.

La largeur de cet anneau n’est pas moindre que l’épaisseur de notre globe ; mais en même tems il est assez mince pour que cette épaisseur disparoisse, quand il est vu de la Terre. C’est ainsi que semble la lame d’un couteau, quand on la fixe de loin par le plan du tranchant. Shackerley n’ignoroit rien des phénomènes qu’on peut connoître ici-bas ; mais il s’attendoit à pouvoir se porter au moins à califourchon sur la tranche de cet anneau. Quelle fut sa surprise en voyant que cette épaisseur si mince, qui disparoit à nos yeux, formoit une distance aussi grande que celle de Paris à Strasbourg ; car cet exemple donnera plus vite et plus exactement l’idée de cette dimension, que les mesures itinéraires employées par Shackerley, lesquelles ont besoin de quelques milliers de commentaires in-folio, avant que d’être incontestablement évaluées. Ainsi il pouvoit y avoir de petits royaumes sur ce bord intérieur et concave, que les politiques de notre globe sauroient bien rendre un théâtre sanglant et mémorable d’innombrables glorieuses intrigues s’il étoit à leur disposition. Les habitans de cette partie, que l’on peut appeler les antipodes du dos extérieur de l’anneau, les habitans de l’intérieur, dis-je, avoient ce globe énorme de Saturne suspendu sur leur tête ; l’anneau repassoit par-dessus ce globe, et par-delà l’anneau gravitoient les cinq lunes.

Enfin les habitants de l’intérieur voyoient leur droite et leur gauche, comme nous voyons les nôtres sur la Terre ; mais l’horizon de devant, ainsi que celui de derrière, étoient bien différens de ceux que nous appercevons ici-bas. À dix lieues, nous perdons un vaisseau de vue à cause de la courbure de notre globe ; dans l’anneau de Saturne, cette courbure est en sens contraire : elle s’élève au lieu de s’abaisser ; mais comme l’anneau entoure Saturne à la distance de cinquante mille lieues, il en résulte que cet anneau, en forme de bourrelet, a au moins cinq cent mille lieues de circonférence. Sa courbure s’élève donc imperceptiblement. L’horizon qui s’abaisse sur notre terre, paraît plan à l’œil l’espace de quelques lieues ; puis il s’élève un peu ; les objets diminuent ; distincts d’abord, ils finissent par se confondre : on n’apperçoit plus que les masses ; enfin cette terre s’élève dans le lointain à des distances énormes toujours en se menuisant ; au point que cet anneau, par les illusions de l’optique, finit en l’air, devient à l’œil de la largeur de notre lune, et s’apperçoit à peine dans la partie qui se trouve sur la tête de l’observateur ; car elle est pour lui à plus du double de la distance de la Lune à la terre, c’est-à-dire, deux cent mille lieues à peu près.

J’omets les phénomènes multipliés que produisent tous ces corps suspendus par leurs éclipses respectives ; Shackerley les connoissoit sur la Terre et les avoit bien jugés.

Leur ciel étoit comme le nôtre, nulle différence pour toutes les constellations ; mais un nombre infini de comètes remplissoit l’espace immense et incalculable qui se trouvoit entre Saturne et les étoiles qu’on soupçonnoit les plus voisines.

Comme l’attraction du globe de Saturne balançoit en partie celle de l’anneau, la pesanteur y étoit très diminuée ; on y marchoit sans effort et le moindre mouvement transportoit la masse ; comme une personne qui se baigne et ne peut déplacer que le pareil volume d’eau qu’elle occupe, s’y meut par des impulsions insensibles.

Ainsi les corps pour se joindre ne faisoient que s’effleurer ; ils s’approchoient sans pression, tout y étoit presque aérien ; les sensations les plus délicates se perpétuoient sans émousser les organes. On conçoit que cette manière d’être influoit beaucoup sur le moral des habitants de l’arc planétaire. Aussi l’une des merveilles qui surprit le plus Shackerley, ce fut la perfectibilité des êtres qui meubloient cet étrange anneau ; ils jouissoient de beaucoup de sens qui nous sont inconnus ; la nature avoit fait de trop grandes avances dans l’appareil de tous ces grands corps, pour s’arrêter à cinq sens dans la composition de ceux qu’elle avoit destinés à jouir de tous ces spectacles.

Ici l’embarras de Shackerley devint énorme. Il avoit assez de connoissances pour saisir et tracer les grands effets de ces corps variés et suspendus ; il échoua quand il voulut peindre des êtres animés. Aussi ne trouve-t-on point dans le manuscrit mozarabique toute la clarté, tous les détails que l’on conçoit à cet égard. Au moins les Abbandonati de Bologne, les Resvegliati de Gênes, les Addormentati de Gubio, les Disingannuti de Venise, les Acagiati de Rimini, les Furfurati de Florence, les Lunatici de Naples, les Caliginosi d’Ancône, les Insipidi de Pérouse, les Mélancholici de Rome, les Extravaganti de Candie, les Ebrii de Syracuse, etc., etc., qui tous ont été consultés, ont renoncé à rendre la traduction plus claire. Il est vrai que l’inquisition civile et religieuse entre peut-être pour quelque chose dans leur embarras.

Cependant il faut être juste : rien n’est plus difficile à donner que l’explication d’un sens qui nous est étranger. On a des exemples d’aveugles nés qui, par le secours des sens qui leur restoient, ont fait des miracles de cécité. Eh bien ! l’un d’entr’eux, chimiste, musicien, apprenant à lire à son fils, ne peut pas trouver une autre définition du miroir que celle-ci : « C’est une machine par laquelle les choses sont mises en relief hors d’elles-mêmes. » Voyez combien cette définition, que les philosophes qui l’ont approfondie trouvent très subtile et même surprenante6, est cependant absurde. Je ne connois point d’exemple plus propre à montrer l’impossibilité d’expliquer des sens dont on est dépourvu ; et cependant toutes les affections et les qualités morales dérivent des sens ; c’est par conséquent sur les observations qui leur sont relatives que l’on pourroit uniquement fonder ce qu’il y auroit à dire sur le moral de ces êtres d’une espèce si différente de la nôtre.

 

Au reste, il faut espérer que l’habitude où nos voyageurs et nos historiens nous ont mis de leur voir négliger ou même omettre ce qui n’a trait qu’aux mœurs, aux lois, aux coutumes, rendra nos lecteurs indulgens pour Shackerley, qui du moins a le passeport d’une haute antiquité, sans lequel on ne voudroit peut-être pas croire un mot de ce qu’il a dit ; car il étoit pour ses contemporains, et à bien des égards il est encore pour nous à peu près dans le cas d’un homme, qui n’auroit vu qu’un jour ou deux, et qui se trouveroit confondu chez un peuple d’aveugles ; il faudroit certainement qu’il se tût, ou on le prendroit pour un fol puisqu’il annonceroit une foule de mystères, qui n’en seroient à la vérité que pour le peuple ; mais tant d’hommes sont peuple, et si peu sont philosophes, qu’il n’y a pas de sûreté à n’agir, à ne penser, à n’écrire que pour ceux-ci.

Shackerley a fait cependant quelques observations, dont voici les plus singulières.

Il s’aperçut que la mémoire dans les êtres de Saturne ne s’effaçoit point. Les pensées se communiquoient parmi eux sans paroles et sans signes. Point d’idiome ; par conséquent, rien d’écrit, rien de déposé ; et combien de portes fermées aux mensonges, aux erreurs ! Ces détails prodigieux, innombrables qui nous énervent, leur étoient inconnus. Ils a voient toutes les facilités possibles pour transmettre leurs idées, pour donner une rapidité inconcevable à leur exécution, pour hâter tous les progrès de leurs connoissances ; il sembloit que dans cette espèce privilégiée tout s’exécutât par instinct et avec la célérité de l’éclair.

La mémoire retenant tout, la tradition se perpétuoit avec infiniment plus de fidélité, d’exactitude et de précision que par les moyens compliqués et infinis que nous accumulons, sans pouvoir atteindre à aucun genre de certitude.

1 Le titre de cet ouvrage ne sera pas intelligible à tous les lecteurs, et plusieurs ne lui trouveront aucun rapport avec le sujet. Néanmoins un autre n’aurait pu lui convenir et si nous l’avons laissé en grec, on en devinera aisément la raison. (Note de l’éd. de l’an IX.)
2 Act. ap. 8, 39. Spiritus Domini rapuit Philippum, et amplius non vidit eunuchus.
3 Daniel, chap. XIV, v. 32. Erat autem Habacuc prophœta in Judœa, et ipse coxerat pulmentum... Et ibat in camum ut ferret messoribus.
4 Rois, liv. VII, chap. VI, v. 17.
Ili sunt autem ani auret quos reddiderunt pro dilecto domino.
5 Je ne doute pas que quelque demi-savant, ou quelque critique obstiné, ne trouve, dans la suite de cette notice, Shackerley beaucoup plus savant en astronomie que ne le comporte le costume d’un ouvrage contemporain d’Herculanum. Mais je le prie d’observer : 1° que l’Anagogie est une révélation faite par Jérémie Shackerley, tout comme... Ah ! oui : tout comme S. Jean a écrit l’Apocalypse dans l’isle de Pathmos. 2° Que personne dans Herculanum n’a pu rien comprendre à ce manuscrit, écrit bien avant la venue de J. C. comme nous n’entendons rien à la bête de l’Apocalypse qui a 666... sur le front (II), ornement qui serait singulier même pour un mari françois : ce qui ne détruit point du tout l’authenticité de notre manuscrit. 3° Qu’on n’a qu’à lire l’histoire incontestable de l’astronomie antédiluvienne, par M. Bailly, pour se convaincre que Shackerley pouvoit savoir tout ce qu’il paroît avoir su... Enfin je déclare que pour trente-six mille raisons, un peu trop longues à déduire, douter de Jérémie Shackerley, c’est mériter un auto-da-fé.
6 En effet, comme le remarque l’illustre M. d’Alembert, d’après l’ingénieux et quelquefois sublime Diderot, quelle finesse d’idées n’a-t-il pas fallu pour y parvenir ? L’aveugle n’a de connoissance que par le tact ; il sait qu’on ne peut voir son visage quoiqu’on puisse le foucher. « La vue, conclue-t-il, est donc une espèce de tact qui ne s’étend que sur les objets différents du visage et éloignés de nous. » Le tact ne lui donne en outre que l’idée du relief. Donc un miroir est une machine qui nous met en relief hors de nous-mêmes. Ces mots en relief ne sont pas de trop. Si l’aveugle disoit, nous met hors de nous-mêmes, il diroit une absurdité de plus ; car comment concevoir une machine qui puisse doubler un objet ? Le mot relief ne s’applique qu’à la surface ; ainsi, nous mettre en relief hors de nous-mêmes, c’est mettre la représentation de la surface de notre corps hors de nous. Cette désignation est toujours une énigme pour l’aveugle ; mais on voit qu’il a cherché à diminuer l’énigme le plus qu’il étoit possible.