CHAPITRE 1

Cinq…

Cinq… C’est le nombre de marches qui séparent le Peninsula du monde réel. Cinq marches de velours rouge, encadrées de deux statues de lion, rugissant leur plaisir de faire partie de l’élite.

Personne n’entre ici par hasard. Chaque main qui pousse l’immense porte tambour le fait pour une vraie raison. La première fois que j’ai franchi ces cinq ridicules et précieuses marches, je n’étais que Kat Dillon, jeune femme au chômage, cherchant à manger autre chose que des légumes en boîte. J’étais désormais Kat Dillon, employée dévouée à nos richissimes clients.

Chaque soir, un peu avant 20 heures, en passant cette porte, j’oubliais mon appartement miteux et sombre, pour plonger dans le luxe du Peninsula, hôtel cinq étoiles sur la Cinquième Avenue, à deux pas de Central Park. J’étais fascinée par ce lieu : les moulures délicates du plafond, l’éclairage tamisé, le silence à peine troublé par quelques notes de piano qui régnait dans le hall.

Un autre monde.

Tout était toujours parfait, huilé, harmonieux. Rien à voir avec le monde réel, un monde de bruit, de drames et de luttes intestines. La réalité n’était pas douloureuse ici. Et quel que soit le problème, vous trouviez une réponse dans le confinement et le raffinement de cet endroit.

Le sapin trônait dans le petit salon, jouxtant l’espace bar. Nous étions à une semaine de Noël et, malgré la bulle dans laquelle je vivais ici, on sentait dans l’air un mélange inédit d’effervescence, de joie et de bonheur anticipés. Cette année, c’était là que je passerai les fêtes. Maman était partie avec Phil en voyage initiatique en Inde. Et papa… Papa vouait une haine féroce à l’encontre des villes de plus de 5 000 habitants. Je griffonnai son visage dans un coin de mon bloc-notes, me souvenant avec un léger sourire du plissement de ses yeux quand il riait. Papa me manquait.

Un tintement, léger, familier, presque inaudible, me parvint, me donnant instantanément le sourire. Maria avança vers mon pupitre de concierge, le pas énergique et une mine réjouie sur le visage. Ses bracelets fins en argent tintinnabulaient autour de ses poignets frêles. Je l’accueillis avec joie. Voir Maria était une sorte de passerelle vers l’extérieur, une bourrasque fraîche qui vous surprend et que vous appréciez invariablement. Elle déposa mon magazine préféré, tout juste sorti de la presse, devant moi.

– Maria, tu es une fée ! m’exclamai-je en serrant le New Yorker contre moi.

– Tu as conscience d’être une espèce en voie de disparition ? sourit mon amie en s’appuyant contre le comptoir en marbre précieux.

– Parfaitement !

Maria était une belle femme de 50 ans. Ses cheveux poivre et sel et son sourire prévenant lui donnaient un air doux. Je doutais que cette femme ait, un jour, fait le mal autour d’elle. Un sourire bienveillant s’étira sur son visage harmonieux, dévoilant une dentition parfaite. Quoi qu’elle en dise, Maria était séduisante, et pas seulement physiquement. Depuis mon arrivée au Peninsula, Maria était devenue progressivement une mère de substitution. Une maman idéale, sympathique, raisonnable et sur qui on pouvait compter. Tout le contraire de la mienne.

– Les fleurs sont superbes, comme toujours Maria, constatai-je en observant le flot de grooms de l’hôtel les emporter dans les différentes parties du hall.

– Merci. As-tu le planning du week-end ? Lynne devait me le faxer hier…

– Hier ? Tu as parlé à Lynne hier ? m’étonnai-je.

– Oui.

– Avant midi, je présume ?

– Dans la matinée, effectivement. Notre reine de l’organisation aurait-elle un problème ?

– Un diamant de trois carats n’est pas un problème dans le monde de Lynne.

Maria rit doucement et secoua la tête, incrédule.

– Les essayages de la robe ? m’interrogea Maria.

– Elle sera superbe ! assurai-je en me remémorant la journée d’hier.

– Tu donnes parfaitement le change ! J’y croirais presque si je ne te connaissais pas. Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu n’aimes pas Philip !

– Lynne ne partage pas mon point de vue, dis-je en haussant les épaules.

– J’imagine. Dans le cas contraire, elle n’aurait jamais dit oui.

Je soupirai lourdement. J’avais déjà eu ce débat avec Lynne et tout ce que j’avais su répondre était un charabia inintelligible et passablement obscur sur les âmes sœurs et leur capacité à se reconnaître l’une l’autre.

– Ce n’est pas que je ne l’aime pas. C’est juste que… Il n’y a pas de… chimie, ou de… je ne sais pas. Philip ne lui ressemble tellement pas.

– Elle est amoureuse de lui ! contra Maria. Tu sais, le cœur a ses raisons…

– Je sais, je sais. Je dis juste que si elle était sûre d’elle et de sa relation avec lui, elle n’aurait pas demandé un délai pour répondre à sa demande en mariage.

– Lynne est du genre… très organisée. La connaissant, elle a dû faire une liste des pour et des contre.

– Elle est angoissée de finir sa vie toute seule et a dit oui sans se concentrer sur l’essentiel, affirmai-je un peu durement.

Lynne menait sa vie amoureuse de la même façon que sa vie professionnelle. Tout devait être carré, organisé, millimétré. Il n’y avait pas de place pour la fantaisie, la chance, ou le destin.

Maria roula des yeux et pointa du doigt le magazine que je serrais toujours contre moi.

– Cette chose-là ne vend que du fantasme, Kat.

– Il s’agit de destin, rectifiai-je en agitant nerveusement des papiers devant moi.

– Nous sommes au XXIe siècle, Kat. Plus personne ne lit ces annonces, tout le monde a un profil Facebook.

– Tu es en train de me vendre un monde virtuel, quand je peux toucher ça ? demandai-je en brandissant le magazine devant moi.

– J’abandonne.

– Maria, tu es la première à croire qu’un homme est là quelque part à t’attendre.

– Certes, et c’est pour ça que je n’attends pas que le destin toque à ma porte, je vais à sa rencontre. Je sors, je vis… Depuis combien de temps n’es-tu pas allée au cinéma ?

– J’y suis allée la semaine dernière !

– Je voulais dire, accompagnée.

– Oh…

Pour toute réponse, je haussai les épaules. Maria soupira et je signai le bon de livraison qu’elle me tendit.

Maria nous fournissait en fleurs, pour tous nos événements et pour la décoration de l’ensemble des chambres et du palace, depuis un peu moins de vingt ans. Elle faisait un peu partie des murs et connaissait chaque recoin de cet hôtel mieux que le directeur lui-même.

Je glissai le New Yorker dans ma bannette personnelle, cachée par le rebord du comptoir, et consultai le listing des réservations de salle.

– Une conférence de presse ce soir, et deux mariages samedi, annonçai-je à Maria.

– Et pour les suites ?

– La Peninsula Suite est réservée. Je vais demander à Lynne de te faire un fax de confirmation.

– Sans problème. Je dois filer. J’ai confié la boutique à Irina, et elle est capable d’y mettre le feu. Je livrerai les fleurs pour la conférence en milieu d’après-midi !

Elle s’éloigna avec un sourire sur le visage. Elle salua deux grooms et disparut dans l’immense porte tambour. Je jetai un œil à ma montre. Mon service se terminait dans une heure.

Travailler de nuit n’était pas mon choix. Mais j’y avais très vite pris goût. Non seulement j’arrivais à profiter d’une partie de mes journées mais, en plus, les demandes des clients étaient nettement plus faisables et abordables à 2 heures du matin qu’en plein milieu de l’après-midi. Le Peninsula était un palace luxueux, sur l’avenue la plus luxueuse du monde. Les boutiques haut de gamme qui jouxtaient l’hôtel y drainaient une clientèle aisée et habituée à voir se réaliser le moindre de leur désir dans la minute.

Des fraises en novembre ? Aucun problème.

Du champagne à 8 heures du matin ? C’est comme si c’était fait.

Une suite préparée à la perfection pour une demande en mariage ? Avec plaisir.

Voilà de quoi était remplie ma vie. Le mot « non » ne faisait pas partie de mon vocabulaire. Au pire, je devais me contenter d’un « Je vais faire de mon mieux, monsieur ». Vivre dans le luxe sans vraiment en profiter. J’étais la petite spectatrice de leur monde parfait et harmonieux. Comme si devant mon pupitre, il y avait une vitre invisible m’empêchant d’y participer.

– Bonjour, Kat. Comment a été la nuit ? me demanda le directeur de l’hôtel.

– Bonjour, monsieur Perkins. Nuit très calme, répondis-je en lui tendant le cahier de transmission.

Il le parcourut rapidement, faisant glisser son doigt sur ma petite écriture.

– La période des fêtes est toujours plus creuse. Qui vous remplace pendant vos congés ? demanda mon supérieur.

– Je ne prends pas de congés, monsieur.

– Oh… Bien, dit-il en relevant les yeux vers moi. Avant de partir, pouvez-vous vérifier la Peninsula Suite ? Je veux qu’elle soit parfaite.

– Bien, monsieur.

Il se dirigea vers l’un des salons du hall et passa en revue la propreté des lieux. J’attrapai mon téléphone portable, celui dédié à mes missions professionnelles, et enfilai ma veste. Machinalement, je vérifiai que mon badge était correctement maintenu sur le côté gauche.

Mon passe-partout électronique à la main, je me dirigeai vers les ascenseurs centraux. Je fus interceptée par Joe. Visiblement, quelqu’un m’en voulait là-haut.

– Oui, Joe ! m’exaspérai-je en regardant ma montre. Je finis mon service dans peu de temps, et M. Perkins m’a missionnée pour la Peninsula Suite. Fais vite !

– Angela est malade et Kim est bloquée dans le métro.

– Je vais appeler Angela, dis-je en dégainant mon portable. Concernant Kim, tu me l’expédies dès qu’elle arrive.

L’ascenseur s’ouvrit dans un petit « ding », et je grimpai vivement à l’intérieur. Je retrouvai le numéro d’Angela dans mon répertoire. Les étages s’égrenaient rapidement pendant que la sonnerie résonnait.

– Allôoooo ? fit une voix traînante et faible.

– Angie ?

– Kat ? Je… je… je suis malade, souffla-t-elle avant de partir dans une violente quinte de toux.

– J’entends ça, dis-je en écartant l’appareil de mon oreille. Tu seras là demain ?

– Aucune idée. Je t’appelle ce soir.

– Je vais modifier le planning. Pourquoi as-tu appelé Joe ? m’enquis-je alors que je parvenais au 19e étage.

– Steven a téléphoné à Joe.

– Dis à Steven d’éviter de donner à ce cher Joe des excuses pour venir me parler !

Elle éclata de rire, et sa respiration sifflante me parvint. Son rire se transforma en toux et je grimaçai. Il y avait peu de chance qu’Angela soit là pour la conférence de presse et les deux mariages. J’allais devoir prendre un extra.

Je glissai le passe dans la porte unique de cet étage. Cette suite était la plus grande et la plus luxueuse de l’hôtel. Y passer une nuit revenait à liquider la moitié de mon salaire annuel. Encore une partie inaccessible du rêve. Je retirai mes chaussures pour m’assurer de ne pas ravager le travail des femmes de ménage, et pénétrai dans l’entrée. Les journaux du jour étaient disposés en éventail sur un guéridon.

Dans la salle à manger, la table était brillante, lustrée, et le couvert avait été mis pour six. Je vérifiai les poussières sur les meubles en y passant le bout de l’index. Le bureau était rangé et la moquette immaculée. Le salon avait été fleuri ce matin. Par acquit de conscience, je regonflai les assises et les coussins. J’inspectai en dernier lieu la chambre, dans les tons écrus et dorés, et finis par la salle de bains.

Les peignoirs manquaient, tout comme le gel douche et le shampooing estampillés au logo de l’hôtel. Le balcon n’avait pas été déneigé. Ceci dit, je doutais qu’il soit utilisé dans les prochains jours vu les températures sibériennes qui régnaient sur New York.

Comme à mon habitude, pour cette suite, je laissais un mot de bienvenue replié sur la table basse du salon. C’était une façon discrète de faire savoir aux clients richissimes qui réservaient cette suite, que nous leur étions dévoués. Je signai de mon prénom professionnel : Kathleen.

Je ressortis de la suite, jetant de nouveau un œil sur ma montre. Encore quinze minutes… Je redescendis dans le hall. Kim boutonnait à la va-vite son chemisier bleu ciel. Je fonçai sur elle, déterminée à expédier ce dernier problème.

– Mademoiselle, je suis désolée… La neige ralentit toute la circulation.

– Même le métro ? ironisai-je.

Elle eut le mérite de se taire et de baisser la tête, légèrement honteuse de se faire prendre en flagrant délit de mensonge.

– Vous allez finir la Peninsula Suite. Il manque les peignoirs et les produits. Et trouvez une âme charitable pour déneiger le balcon.

– D’accord.

– Quand vous aurez fini, vous irez voir Lynne. Je pense que vous serez chargée de la conférence de presse. Je veux que ce soit impeccable.

– Bien.

Je compulsai l’agenda de réservation des salles, déchiffrant les annotations de Lynne. Elle gérait la partie événementielle de l’hôtel : les réservations de salle, que ce soit pour un mariage, un congrès médical ou un anniversaire, passaient par elle. Autant je me chargeais des demandes instantanées et parfois étranges des clients, autant Lynne listait, cataloguait et classait tous leurs desiderata au moment des réservations.

– « Blake Medias », lus-je sur le carnet.

– Wow ! s’exclama Kim près de moi.

Je l’ignorai et glissai mon doigt sur la ligne horizontale, espérant avoir plus de détails. Mais la ligne était vierge. Lynne devait sûrement avoir un dossier épais et détaillé sur ce client pour qu’elle se dispense de commentaires sur l’agenda.

– De toute façon, je suis de service la nuit prochaine, donc je jetterai un œil à votre travail.

– Bien, mademoiselle.

– Allez-y… Et commencez par la Peninsula Suite, ajoutai-je en rangeant l’agenda.

Elle fit deux pas en arrière et s’éclipsa discrètement. Je n’avais pas eu le temps de former les équipes de femmes de chambre. J’avais la chance de pouvoir donner mon avis sur leur recrutement et sur celui des grooms de l’hôtel. Malheureusement, Kim avait été embauchée une semaine avant moi et je devais désormais composer avec sa mythomanie habituelle et bien trop fréquente.

Je soupirai en regardant ma montre. Sam devait me relever pour que je puisse rentrer chez moi. J’avais une confiance aveugle en lui. Il tenait son rôle de concierge à la perfection et il m’avait formée à mon arrivée ici.

– Cappuccino avec un supplément crème pour mademoiselle, l’entendis-je annoncer derrière moi.

– Et pour toi, j’imagine que c’est ton double expresso habituel ? souris-je en me tournant vers lui.

– Triple ce matin ! Mon fils est malade, j’ai passé une partie de la nuit à le bercer ! me répondit-il en me tendant le gobelet brûlant.

– Rien de grave, j’espère ?

– On a réussi à dégoter un rendez-vous en urgence chez le pédiatre.

Nous prîmes une gorgée de nos boissons et je lui tendis le cahier de transmission.

– Nuit calme, comme tu peux le voir.

– Ils sont tous dans la frénésie des fêtes, commenta Sam en lisant le cahier.

– J’ai expédié Kim faire la Peninsula Suite, tu pourras revérifier avant midi ?

– Sans faute.

– Et ensuite, elle doit s’occuper de la première salle pour la conférence de presse de ce soir. Il faut refaire un point avec Lynne, car il n’y a pas de détails. Maria livre dans l’après-midi. Angie est malade, il va falloir revoir le planning pour ce week-end.

– Merde ! Tu as demandé un extra ?

– Pas eu le temps. Peux-tu t’en charger ? demandai-je avec un sourire.

– Tu n’as aucune pitié pour un pauvre père de famille épuisé ?

– Désolée ! m’excusai-je. Ça va aller ?

Il reprit de son café et, après une grimace, il fit un mouvement de menton m’autorisant silencieusement à partir. Je lui souris et lui tendis le téléphone portable et le passe-partout. Je le saluai et quittai mon poste, rêvassant vaguement à l’idée de retrouver mon lit et de plonger dans le sommeil pour les prochaines heures.

– Kat ? m’interpella Sam alors que j’allais accéder au petit couloir menant aux vestiaires.

Je me tournai vers lui et le vis en train d’agiter mon magazine en roulant des yeux. Je rougis violemment, connaissant l’avis de Sam sur mon incroyable addiction.

– Pas de commentaires, sifflai-je en le lui arrachant des mains.

– Tu connais ce truc appelé « probabilité » ? Ouvre les yeux, Kat. Tu as plus de chance de trouver l’homme de tes rêves ici que là-dedans, dit-il avec douceur en désignant le magazine.

– Ici ? Ici, je suis transparente, Sam. Juste un objet, au mieux un être vivant qui ne respire que pour faire de leur vie idéale une vie encore plus parfaite.

– Tu te trompes… Gratte le vernis, tu verras qu’ils ne sont pas tous si heureux que ça !

Je haussai les épaules, comme chaque fois que je ne savais pas quoi répondre à un commentaire. Je voulais bien admettre que j’étais un peu folle d’y croire. Je voulais bien admettre que je me voilais la face.

Mais j’y croyais. Je voyais l’espoir, le bonheur, le désir dans toutes ces annonces. Toutes ces choses avec lesquelles je n’étais pas familière.

Et inconsciemment, je devais me l’avouer, j’espérais me reconnaître dans une de ces annonces. Je voulais être la belle inconnue de quelqu’un, ou la jolie brunette endormie au petit matin… Ou la femme qui lisait le New Yorker, inconsciente d’être dévorée du regard par un homme. Je voulais être désirée, cherchée, convoitée.

Je voulais une histoire, pas un simple flirt ou une relation adulte et raisonnée. Je voulais un homme qui me ferait toucher les étoiles et qui me comprendrait d’un simple regard.

Je quittai l’hôtel dix minutes plus tard, armée de mes mitaines grises et de mon reste de cappuccino. Le trajet jusqu’à la bouche de métro me parut interminable. L’air était vif, et je dus me montrer extrêmement prudente pour éviter les plaques de verglas persistantes. Je finis ma boisson en attendant ma rame.

Dans le métro qui roulait dans un vacarme infernal, je calai ma tête contre une vitre. Les yeux mi-clos, les stations défilèrent une à une et je fis un dernier effort en voyant mon arrêt.

Après dix nouvelles minutes de marche sur la neige, j’arrivai enfin chez moi. Mon appartement était loin du luxe du Peninsula. À vrai dire, le seul luxe que je pouvais m’offrir était un étage élevé pour profiter de la lumière du jour. Je posai mon sac au sol, retirai mon épais manteau en laine grise et me dirigeai jusqu’à ma chambre minuscule. Après avoir enfilé un bas de jogging et un T-shirt, je tombai dans le sommeil.

Quand je rouvris les yeux, il était presque 15 heures et mon ventre gargouillait. Les cheveux emmêlés et le corps encore engourdi, je me levai et allai jusqu’à ma toute petite cuisine, composée d’un réfrigérateur, d’une plaque de cuisson et d’un recoin libre pour cuisiner.

Alors que mes œufs cuisaient, mon portable sonna et la voix joyeuse de Lynne me parvint.

– Bonjour, Lynne !

– Kat ! Dieu merci, tu es réveillée !

– À peine, murmurai-je la voix encore rauque.

– Peux-tu venir une heure plus tôt ce soir ?

– L’esclavagisme ne fait pas partie de la charte de qualité du Peninsula ! raillai-je.

– Il faut que tu sois là ! J’ai cette maudite conférence de presse à régler, Angie est malade… Et… Il faut que tu viennes !

– Sinon quoi ?

– Tu auras ma mort sur la conscience. J’ai besoin de toi pour tout finaliser, Kim a réussi à saccager la table où étaient disposées les flûtes à champagne, et… S’il te plaît, Kat ! gémit-elle avec une voix traînante.

– J’ai un millier de…

J’entendis un soupir, et imitai mon amie.

– Bien… Si tu veux. Je serai là à 19 heures.

– Génial ! piailla-t-elle. La conférence commence à 18 heures, mais je veux juste que tu t’assures que l’équipe de Blake Medias soit bichonnée.

– Nouveau client ?

– Nouveau… Et riche.

– La Peninsula Suite est pour eux alors ? demandai-je en versant mes œufs dans une assiette.

– Surtout pour lui.

– Pourquoi le ton de ta voix ne me rassure-t-il pas ? m’enquis-je en portant mon repas dans le salon.

– Son assistante est une garce. Une bonne partie de jambes en l’air la détendrait sûrement !

– Lynne ! m’offusquai-je.

– Ce n’est que mon avis ! Je dois te laisser, je dois refaire un point téléphonique avec l’avocat de Blake.

– À plus tard, Lili.

Au fil du temps, Lynne était devenue plus qu’une simple collègue. Vu mes horaires, nous ne travaillions que rarement ensemble, mais notre collaboration était agréable et nous étions devenues amies lors d’une semaine où je travaillais exceptionnellement de jour.

C’est en septembre, alors qu’elle revenait de vacances des Caraïbes, qu’elle m’avait appris que Philip l’avait demandée en mariage. J’avais plutôt mal encaissé cette nouvelle. J’avais passé un peu de temps avec son futur mari. Sous l’apparence heureuse de leur couple, et malgré leurs marques d’affection continuelles, je ne parvenais pas à les assimiler à l’image que je me faisais du bonheur.

À 17 h 30, je filai sous la douche et entrepris mes corvées habituelles : séchage et lissage de ma chevelure indomptable. L’expérience aidant, je mis un temps record à être prête et quittai l’appartement en m’assurant d’avoir mon téléphone.

Le froid de ce matin avait laissé place au redoux. La neige fondait et je pus marcher à une cadence normale. Après mon trajet en métro, j’atteignis l’hôtel, saluai rapidement Sam et me changeai.

Mon uniforme – tailleur jupe – ne m’avait jamais emballée. Mais le pire restait encore les talons. Pas très hauts, certes, mais suffisants pour anéantir un éventuel excès de confiance en moi.

À 19 heures tapantes, j’entrai dans la salle de conférence et cherchai Lynne du regard. Cette dernière briefait les serveurs et les barmans. Elle prit le temps de me faire un signe de la main et je repassai en mode professionnel.

J’avais très vite pris l’habitude de faire abstraction de l’événement pour me consacrer à mes missions. Quand j’enfilai ma tenue, j’enfilai aussi un masque. Je n’étais plus Kat, mais Kathleen, la femme chargée de réaliser le moindre de vos caprices.

Rien ne devait me toucher, ou m’émouvoir. Sam m’avait rapidement conseillé de faire comme lui : se construire une carapace inébranlable. Nous n’étions que des pions dans un monde où l’apparence prévalait sur tout.

– Excusez-moi, mademoiselle, m’interrompit une voix masculine alors que j’inspectai une table.

– Monsieur ?

– Pouvez-vous vous assurer que le champagne soit servi dans dix minutes ? demanda-t-il.

Son regard gris acier me fixait intensément. Il passa une main dans ses cheveux et je devinai un voile de fatigue sur son visage. Il dénoua légèrement sa cravate et passa un doigt dans l’encolure pour l’écarter.

– Bien sûr, monsieur. Autre chose pour vous être agréable ?

– J’ai besoin d’un taxi dans trente minutes.

– Souhaitez-vous que notre personnel vous conduise quelque part ? Nous pouvons mettre un de nos chauffeurs à votre disposition.

– Oh… Évidemment, le luxe a ses avantages, marmonna-t-il en secouant la tête.

Je lui fis un sourire entendu. Il ne devait pas avoir l’habitude de ce genre d’attentions. Je retrouvai ses yeux où brillait une pointe d’amusement. Non seulement il n’avait pas l’habitude mais, visiblement, cela le laissait dubitatif.

– J’ai besoin de prendre un avion.

– Je vais demander qu’on vous conduise à l’aéroport. Avez-vous des bagages ?

– Je m’en occuperai. Monsieur Blake prendra un vol demain matin, pouvez-vous faire le nécessaire ?

– Sans problème, monsieur.

Ses yeux s’illuminèrent et il hocha la tête avant de s’éclipser. Je finis mon inspection, puis me concentrai sur la fin de la conférence.

– Il s’agira d’un magazine masculin, tourné en priorité vers la tranche 30-40 ans. Nous y aborderons la vie new-yorkaise, ainsi que des sujets d’actualité sous forme de reportages d’investigation.

Je regardai l’homme qui expliquait le contenu de ce magazine. Il semblait à l’aise, souriant aussi. Son regard naviguait sur la foule de journalistes et de photographes face à lui, ne s’arrêtant jamais sur quelqu’un en particulier. Il ne devait pas avoir plus de 30 ans, et son sourire était éblouissant. Le haut de sa chemise légèrement ouvert laissait apparaître la pilosité de son torse, son cou et le dessin carré de ses épaules. Les spots au-dessus de l’estrade et le crépitement des flashes ne me permirent pas de deviner la couleur de ses yeux, mais je remarquai qu’il écoutait les questions avec attention, calant son menton dans le creux de sa main.

– Andrew Blake, m’annonça Lynne en se positionnant près de moi. Plutôt pas mal non ?

– Il est… Oui… En effet, marmonnai-je en poursuivant l’étude de son visage. Il faut prévoir un chauffeur pour un type de son équipe.

– Je vais m’en occuper, affirma ma collègue en notant la prestation sur son bloc-notes. J’ai passé la journée dans cette salle, j’ai hâte que cela se termine.

– Encore quelques minutes. À ce propos, il faut remplir les coupes !

Lynne fit un signe de la main à l’un des serveurs et, aussitôt, celui-ci ouvrit une des bouteilles et commença à en vider le contenu. Je repris ma contemplation, souriant largement en entendant le rire de Blake résonner dans la salle.

– Si ça marche, il reviendra ici régulièrement, reprit Lynne.

Mon cœur fit un petit bon dans ma cage thoracique. Revenir ici ? Donc, je le croiserai ? Ma concentration professionnelle allait être mise à rude épreuve… La plupart des clients du Peninsula avaient l’âge de mon père, mais lui… C’était un peu comme s’il avait appuyé sur le bouton « Fantasmes autorisés » dès que mon regard s’était posé sur lui.

– Je m’assurerai qu’il soit pleinement satisfait de son séjour ici, Lili.

Elle arqua un sourcil et un sourire étrange flotta sur ses lèvres.

– C’est ton cerveau ou tes hormones qui parlent ?

– Mon cerveau, Lynne ! répliquai-je un peu trop vite.

– Il est séduisant… C’est tout ce que je dis. N’importe quelle femme…

– Pitié, Lynne, on parle d’un client !

– Et moi je te parle de sexe… Tu sais, ce truc un peu débridé qui devrait être ton activité principale à ton âge.

– Je bosse la nuit !

– Qui a dit que c’était uniquement nocturne ? Plaisanta-t-elle en serrant son bloc-notes contre elle. Je vais finir par te présenter un des collègues de Philip !

J’ouvris la bouche pour répliquer, mais le brouhaha des applaudissements m’en empêcha. Le sourire de Lynne parlait pour elle : elle avait gagné cette manche.