Les entretiens de Colette avec André Parinaud (chapitres 1 à 3 de ce livre) ont été enregistrés par la Radiodiffusion française fin 1949-début 1950 et diffusés en vingt-sept émissions du 20 février au 26 mai 1950 sur la chaîne nationale (France III). Seules quelques-unes (les six premières et la dernière) sont entrées en phonothèque pour conservation jusqu’à nos jours par l’Ina. Fin 1990, dans la collection « Archives sonores de l’Ina », Radio France et l’Ina ont édité en cassettes les entretiens conservés (coffret Colette par elle-même, quatre cassettes distribuées par Harmonia Mundi). En 2004, ces entretiens – complétés de vingt minutes inédites – ont été réédités sous le titre Colette, une femme insoumise, dans un coffret de deux CD (distribution Harmonia Mundi).

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EAN 978-2-35905-164-3

Copyright © Éditions Écriture, 2014.

LA FEMME LA PLUS LIBRE DU MONDE
par André Parinaud

Le 3 août 1954 mourait à Paris, dans son appartement de la place du Palais-Royal, Colette, « écrivain illustre, mais aussi actrice, danseuse-mime et mère de famille1 ». La Retraite sentimentale contient une des rares allusions à la mort que l’on puisse trouver dans son œuvre pétillante :

Et quand je mourrai ce sera sa fin à elle aussi [allusion à sa maison natale]… Mes yeux près de s’éteindre se lèveront vers son toit d’ardoises violettes, brodé de lichen jaune ; à ce signe, la verdure sans fleurs de son jardin se fondra en brume confuse, les sept couleurs d’un prisme tremblant souligneront les crêtes de sa carcasse sombre, et nous demeurerons, elle et moi, une seconde suprême, moitié ici, moitié déjà là-bas.

Dans Claudine à l’école, paru en 1900, l’auteur, qui n’était pas encore Colette, prédisait : « Je m’appelle Claudine, j’habite Montigny, j’y suis née en 1884, probablement je n’y mourrai pas. » Sidonie Gabrielle Colette, qui était née dans l’Yonne, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, le 28 janvier 1873, se rajeunissait de onze ans.

À vingt ans, elle avait épousé Henri Gauthier-Villars (qui orthographiait son prénom à l’anglaise, avec un y), célèbre dans le milieu littéraire parisien sous le pseudonyme de Willy. De ce mariage « malheureux », Colette a évoqué l’essentiel dans Mes apprentissages :

Un an, dix-huit mois après notre mariage, M. Willy me dit :

— Vous devriez jeter sur le papier des souvenirs de l’école primaire. N’ayez pas peur des détails piquants, je pourrai peut-être en tirer quelque chose… Les fonds sont bas.

Je m’émus moins de la dernière phrase, leitmotiv quotidien, varié pendant treize années avec une inépuisable fantaisie, que de la première. Car je sortais d’une longue, d’une grave maladie, dont je gardais le corps et l’esprit paresseux. Mais ayant trouvé chez un papetier et racheté des cahiers semblables à mes cahiers d’école… Sur un bout de bureau, la fenêtre derrière moi, l’épaule de biais et les genoux tors, j’écrivis avec application et indifférence…

Quand elle eut fini, elle raconte que son mari parcourut le texte en disant : « Je m’étais trompé, ça ne peut servir à rien. » Quelques mois plus tard, « au retour d’une villégiature franc-comtoise », son époux mit de l’ordre dans ses tiroirs et retrouva les cahiers. Elle raconte :

— Tiens, dit M. Willy, je croyais que je les avais mis au panier.

Il ouvrit un cahier, le feuilleta :

— C’est gentil…

Il ouvrit un second cahier, ne dit plus rien ; un troisième, un quatrième…

— Nom de Dieu ! grommela-t-il. Je ne suis qu’un c…

Il rafla en désordre les cahiers, sauta sur son chapeau à bords plats, courut chez un éditeur, et voilà comment je suis devenue écrivain.

L’aventure littéraire se traduisit d’abord par l’exigence de s’appliquer à accroître les situations « polissonnes » :

— Vous ne pourriez pas, me dit M. Willy, échauffer un peu ce… ces enfantillages ? Par exemple, entre Claudine et l’une de ses camarades, une amitié trop tendre… (il employa une autre manière, brève, de se faire comprendre). Et puis, du patois, beaucoup de mots patois… de la gaminerie… vous voyez ce que je veux dire…

Je voyais très bien. Je vis aussi, plus tard, qu’autour de ma collaboration M. Willy organisait quelque chose de mieux que le silence. Il prit l’habitude de me convier à entendre les louanges qu’on ne lui ménageait pas, de me poser sur la tête sa main douce, de dire :

— Mais vous savez que cette enfant m’a été précieuse ? Si, précieuse, précieuse ! elle m’a conté sur sa « laïque » des choses ravissantes !

Lorsque, un demi-siècle plus tard, Colette se souvient, elle se juge sans indulgence :

Je ne trouvais pas mon premier livre très bon, ni les trois suivants. Avec le temps, je n’ai guère changé d’avis et je juge assez sévèrement toutes les Claudine. Elles font l’enfant et la follette sans discrétion. La jeunesse, certes, y éclate, quand elle ne ferait que se marquer par le manque de métier… C’est une désinvolture un peu grosse, par exemple, que d’envoyer ad patres tel personnage dont j’étais excédée. Et je m’en veux que, par allusions, traits caricaturés mais ressemblants, fables plausibles, ces Claudine révèlent l’insouciance de nuire. Si je me trompe, tant mieux… Mais je ne me trompe pas…

Dès sa parution, Claudine à l’école se vendit très bien, puis de mieux en mieux. La série, paraît-il, se vend encore ; des centaines d’éditions sont épuisées. Le jugement sévère de Colette n’est-il pas la conséquence de son amertume ? Elle confie en effet : « Les Claudine, au moment de mon premier divorce, appartenaient déjà en propre à deux éditeurs. M. Willy leur avait cédé la totalité des droits. Au bas des deux contrats, j’ai apposé conjugalement ma signature. Ce dessaisissement est bien le geste le plus inexcusable qu’ait obtenu de moi la peur, et je ne me le suis pas pardonné. »

Retraçant « l’aventure littéraire » de Colette, Pierre Mac Orlan évoquait, le jour de ses funérailles, « la femme la plus libre du monde… Je ne pense pas – ajouta-t-il – qu’il puisse exister un autre écrivain dont le rayonnement soit aussi indépendant de toutes les explications de la critique littéraire ».

Pour honorer le quatre-vingtième anniversaire de Colette, en 1953, la presse avait constitué un florilège de citations des plus célèbres écrivains.

« J’ai un peu pleuré ce soir, lui avait écrit Marcel Proust, pour la première fois depuis longtemps, et pourtant depuis quelque temps je suis accablé de chagrins, de souffrances et d’ennuis. Mais, si j’ai pleuré, ce n’est pas de tout cela, c’est en lisant la lettre de Mitsou. Les deux lettres finales, c’est le chef-d’œuvre du livre. »

« […] J’ai dévoré Chéri d’une haleine, déclarait André Gide. De quel admirable sujet vous vous êtes emparée et avec quelle intelligence, quelle maîtrise, quelle compréhension des secrets les moins avoués de la chair !… D’un bout à l’autre du livre, pas une faiblesse, pas une redondance, pas un lieu commun. Tout au plus suis-je un peu déçu par les dernières pages ; il ne tenait qu’à vous, il me semble, de lancer ce livre plus haut… »

Et Paul Valéry : « À Colette, qui, seule de son sexe, sait qu’écrire est un art, le possède et confond quantité d’hommes qui l’ignorent. »

Ses collègues du jury Goncourt, dont elle était présidente, s’associaient à cet hommage. « Ce que je sais de vous, écrivait Roland Dorgelès, je l’ai appris seulement dans vos livres. C’est à votre papier que vous livrez vos secrets. Comme il n’a pas d’oreilles, on lui parle sans méfiance, et il n’est pas de soupir qu’il ne surprenne. Ainsi, le plus ignoré de vos lecteurs vous connaît aussi bien que ceux qui se croient vos intimes… »

Francis Carco, dans ses souvenirs, rapportait des propos que lui avait tenus Colette : « “Chez moi, tout est physique. C’est de l’autodéfense… Quand j’étais jeune, j’ai pensé écrire un livre qui devait s’appeler Rien sans la douleur.” Dommage qu’elle y ait renoncé, poursuit Carco, avec Ces plaisirs […], elle nous eût fourni la clef de son œuvre… “Je souffre beaucoup, m’avouait-elle très récemment, je te le dis sans fard. Mais ne fais pas à mon arthrite trop de publicité !” Et elle ajoutait : “Note bien, de toi à moi, que je ne crois pas que ce soit totalement inutile, mais je n’ai pas encore bien compris.” Cet étonnement, cette gêne qu’elle ne cherche pas d’ailleurs à cacher devant la douleur, Colette les a certainement éprouvés dans tous les moments de sa vie… »

Selon André Billy, « une raison de notre fidélité à Colette tient à ce que rien ne lui est plus étranger que l’idéologie et la déclamation, choses qui vieillissent si vite en littérature ! Elle a pourtant sa philosophie et, si l’on peut dire, sa morale. On n’a jamais posé dans un jour plus mélancolique et plus vrai l’éternel conflit des sexes, on n’a jamais rendu si palpable le malentendu de l’homme et de la femme affranchie, livrée à elle-même et s’apercevant avec effroi du vide où elle est tombée […]. Oui, Colette a sa morale, qui est celle du mépris et de la pitié, mais qui demeure sous-entendue dans son œuvre, ou plutôt la sous-tend, diraient nos philosophes : une morale d’aristocrate […]. Ce que je vois de plus original en elle : une sorte de dandysme féminin, mots qui avant elle pouvaient passer pour contradictoires, une suprême élégance, enveloppée de mystère et de silence, un refus de tout dire, une horreur du bavardage […] ».

Alexandre Arnoux évoquait son « infaillibilité sensuelle » : « Qui mieux que Colette a parlé des plantes, plus naturellement, plus spontanément, plus charnellement ?… Elle possède le don, que nul autre ne partage avec elle, de réenfanter dans les mots la vie et sa palpitation tiède, la saveur de la corme, rose comme une pomme naine, bien plus fine que la nèfle, la candeur bleue de la jacinthe amie des eaux souterraines et qui annonce la primevère et le narcisse trompette… »

Gérard Bauër décrivait un autre aspect de sa personnalité : « Je crois que Colette a apprécié le journalisme et qu’après le théâtre c’est l’odeur qu’elle a peut-être le mieux aimé respirer : celle des imprimeries, l’active paresse des salles de rédaction, autre bohème où l’on est embarqué dans la tournée jamais achevée de l’actualité. Douée du don souverain de l’observation, plus sensible à la réalité qu’à l’imaginaire, son œuvre est une longue chronique, un reportage de génie sur la vie, sur les êtres et sur la nature… »

Armand Salacrou se souvenait de Colette critique de théâtre : « “Le plus mauvais acteur, Antonin Artaud, n’est pas le moins intéressant. Rauque, noir, anguleux, agité, hachant son texte qui n’en peut mais, il est insupportable : car sa lumière est celle de la foi.” Vingt ans plus tard, nous savons que vous ne vous étiez pas trompée […]. Vous avez été un grand critique dramatique parce que vous aimez le théâtre comme vous aimez les chats – et que vous avez parlé des pièces comme de petites bêtes vivantes qui sont ce qu’elles sont, avec leurs défauts et leurs roueries, mais qu’on aime dès qu’on leur prête une âme –, et pendant des années, si chère Colette, vous aurez prêté votre âme au théâtre de Paris. »

Enfin, Philippe Hériat écrivait : « Elle est pour chacun de nous, d’après le vocable charmant inventé par Marguerite Moreno, elle est “Macolette”. En un mot… »

C’est à Sido, sa mère, qu’il faut emprunter, dans une lettre du 21 août 1907 à son « Minet chéri », la pertinente observation qui est sans doute la source de son style : « Minet chéri, tu as hérité de mes goûts, mon trésor chéri. Tu aimes les cataclysmes, le bruit du vent dans les arbres, l’amour des beaux arbres, des fleuves, de la mer… Tout ça est vraiment beau. Je mourrai sans être rassasiée de tant de splendeurs… »

C’est en effet la clé de son génie littéraire, cerné par des témoins authentiques. En marge de cette célébration du talent, la vitalité de Colette, sa gourmandise, sa sensualité, sa mobilité d’esprit, sa verve, son regard professionnel, les circonstances et les êtres sont la trame sur laquelle elle a tissé une grande œuvre. « La vie c’est la vie », écrivait-elle à son amie Annie de Pène, soulignant qu’il faut faire face à l’adversité pour la surmonter, ce qui a été la règle de son existence. En 1915, après avoir clandestinement rejoint Henry de Jouvenel à Verdun, elle écrivait :

Sa présence me délivre du soin de penser, de prévoir, d’agir autrement que pour ranger la chambre ou m’arranger la figure. Le reste est en son pouvoir.

L’élan de Colette est là. Les personnages d’un théâtre sont en place.

*

Jules Colette est né à Toulon le 26 septembre 1829. Son père était caporal de marine. Admis à Saint-Cyr, Jules Colette en sortit sous-lieutenant et fut affecté au corps des zouaves, en Algérie.

Le 8 juin 1859, le capitaine Colette perdit la jambe gauche lors de la bataille de Melegnano (ou Marignan) – lieu historique depuis François Ier –, opposant la France et le Piémont à l’Autriche. Il avait trente ans. Ce terrible handicap devait fournir à Colette l’occasion de célébrer la bravoure de son père et aussi d’affirmer son imaginaire littéraire. Pour elle, Jules fut un héros dans tous les sens du terme, et le demeura même lorsqu’elle devint le grand écrivain au faîte de sa gloire.

Jules Colette eut une autre influence – subsconsciente, pourrait-on dire – sur la personnalité de sa fille : bien davantage que militaire – carrière justifiée par ses faits d’armes –, le capitaine se voulait écrivain. Il se disait même poète. Colette a lucidement souligné l’importance de cette vocation platonique dans la sienne propre2, puisqu’elle est devenue « ce que son père avait souhaité être3 ».

Le 20 décembre 1865, Jules Colette avait épousé Adèle Sidonie Robineau, née Landoy, sous le régime de la communauté de biens, mais dans des circonstances particulières. Il était alors invalide, pensionné, percepteur et chevalier de la Légion d’honneur. Son épouse, née le 12 août 1835, était la fille de Henri-Marie Landoy et de Sophie Chatenay. Dans « La fille de mon père4 », Colette précise que le père de sa mère avait du sang noir « quarteron » – ce qui ne fut jamais prouvé – et qu’on le surnommait « le gorille ».

Le 15 janvier 1857, à Schaerbeek, banlieue de Bruxelles, Sidonie, qui n’avait aucune fortune mais une réelle intelligence, avait épousé en premières noces Jules Robineau-Duclos, propriétaire terrien de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Ce que ses frères et ses sœurs ignoraient, c’était que Jules Robineau-Duclos était un ivrogne. Très vite, il se révéla brutal ; deux mois après leur mariage, il battait sa femme.

Le couple avait eu néanmoins deux enfants – une fille, Juliette, et un fils, Achille. Jules Robineau-Duclos mourut d’apoplexie en 1865, après huit ans de vie conjugale. En supplément de ses biens, il léguait l’obligation d’assumer la protection d’un enfant illégitime, fruit de ses amours, avant son mariage, avec la gouvernante de sa maison.

À la demande de la famille des parents du défunt, le juge de paix Crançon fut choisi pour désigner les tuteurs de Juliette et d’Achille, mineurs. Dans son rapport, après avoir souligné l’éthylisme de Jules Robineau-Duclos, il nota que la mère était soupçonnée d’avoir eu une liaison avec le notaire du village et paraissait être la maîtresse de Jules Colette5.

La réponse fut prompte : le mariage fut officiellement enregistré avant que le tribunal ne se prononce, le 20 décembre 1865, entre Adèle Sidonie Landoy, trente ans, et Jules Colette, trente-cinq ans. Dix mois plus tard naissait Léopold (Léo), puis, sept ans après, Sidonie Gabrielle, le 28 janvier 1873. Sa demi-sœur Juliette et son demi-frère Achille, vraisemblablement du même père et ses aînés de treize et dix ans, constituèrent les bornes fraternelles de l’adolescence de Sidonie Gabrielle, avant qu’elle ne devienne Claudine, puis Colette. Sidonie Gabrielle avait une préférence pour Achille, qui se destinait à devenir médecin ; il était, pour elle, « frère tout entier par le cœur ».

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1Le Parisien, « le plus fort tirage des quotidiens français du matin », et L’Aurore communiquèrent cette information : « À 20 h 30, une crise cardiaque avait eu raison de cette étonnante “jeune femme de quatre-vingt-un ans”. Et au 9 de la rue de Beaujolais, les lumières ont brillé toute la nuit. »

2. Colette, Sido, « Le Capitaine ».

3. Colette, La Cire verteLe Képi.

4. Colette, La Maison de Claudine.

5. Archives départementales de l’Yonne.