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Le premier cube
Alexis faisait du vélo dans la forêt qui bordait le lotissement de nos parents lorsqu’il a entrevu, au-dessus du mur d’enceinte entourant la propriété du Duke, notre milliardaire de voisin, un spectacle si captivant qu’il a préféré ne pas en profiter sans moi. En tant que « meilleurs amis du monde », nous étions convenus de tout partager l’un avec l’autre, sans aucune restriction. Ne pas me prévenir aurait tout eu d’un acte de haute trahison. Pas moins. Il devait également se douter que, si je n’avais pas vu la scène de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru.
Il a débarqué chez nous au moment où ma mère garait la voiture devant la maison ; nous revenions du supermarché. Il voulait que je le suive sur- le-champ. Avec un sourire goguenard, ma mère m’a désigné le coffre de la voiture rempli de courses que je devais d’abord l’aider à vider avant de songer à m’amuser. La mine de chien battu que j’ai tentée ne l’a pas amadouée et j’ai obéi comme mes huit ans me l’ordonnaient.
« On n’a pas une minute à perdre », a lâché Alexis le plus sérieusement du monde avant de laisser tomber son vélo et d’empoigner plusieurs sacs.
Après avoir effectué deux allers-retours le plus rapidement possible, j’ai demandé une nouvelle fois à ma mère son autorisation et, comme si elle faisait exprès de me retenir, elle m’a obligé à descendre les packs d’eau minérale et de lait à la cave.
Ensuite, Alexis m’a conduit dans la forêt. Au-dessus du mur d’enceinte de la propriété du Duke, il m’a montré une grue jaune qui manœuvrait une caisse en bois à l’aide de son bras articulé. Quelle était donc cette nouvelle folie du milliardaire ? Nous ne parvenions pas à distinguer la caisse en entier. Le mur s’élevait bien trop haut pour envisager de l’escalader et nous risquions en outre d’attirer l’attention (comme si nous savions déjà que nous n’avions pas le droit d’assister à ce spectacle).
Alexis a proposé que nous montions dans un arbre. En quelques secondes, vrais petits singes, nous étions au milieu des branches. Dans le jardin, une douzaine d’hommes vêtus de combinaisons orange tentaient de maintenir la caisse en bois le plus droit possible pendant que la grue la descendait d’une remorque. J’estimais qu’elle mesurait l’équivalent de quatre hommes les uns au-dessus des autres ; Alexis prétendait cinq. Que contenait cette caisse ? J’ai pensé à des animaux. Pourquoi pas des tigres ou des lions ? Des rhinocéros ? Des gazelles ? Non, ils étaient trop réels pour me contenter. Un dragon ou une licorne m’auraient davantage satisfait. Malgré mes huit ans, je savais bien que de telles créatures n’existaient que dans des mondes imaginaires, mais avec le Duke tout devenait possible : il était milliardaire.
J’ai passé mon enfance à entendre des histoires le concernant. Tout le monde ici à B. en avait une à raconter sur ce voisin pas comme les autres qui effectuait des tours du monde à bord d’improbables machines dont il avait lui-même conçu les plans et qui séjournait en orbite autour de la Terre, concourait au record du monde de plongée en apnée ou de vitesse en voiture… Le Duke a été le héros de mon enfance. Avec Alexis, nous en faisions l’un des personnages favoris de nos aventures. Combien de vies lui avons-nous fait vivre ! À combien d’épopées l’avons-nous fait participer ! Il devenait un roi, un président ou un général, et nous, fidèles chevaliers à son service, espions en mission top secrète, nous tentions de déjouer les complots qui le visaient. S’il savait combien de fois nous lui avons sauvé la vie !
« Si la grue continue vers la gauche, ai-je dit, on va bientôt ne plus rien voir.
– On n’a qu’à aller à la cabane, a suggéré Alexis. On verra mieux.
– OK, c’est parti ! »
Nous sommes descendus de l’arbre et avons réenfourché nos vélos et pédalé à toute vitesse sur le chemin de terre qui bordait la propriété. Puis, nous l’avons quitté pour nous enfoncer dans un massif de ronces et de fougères. Un peu plus loin, dans un endroit que nous pensions être les seuls à connaître, nous avions installé celle de nos cabanes que nous considérions comme notre chef-d’œuvre. Au prix d’un long exercice de patience, nous avions accroché entre plusieurs troncs, à l’aide de cordes et de fils de fer, des planches qui constituaient une première plate-forme d’observation permettant d’accéder à une seconde puis une troisième. De là-haut, nous disposions d’une vue plus dégagée sur une partie des jardins du Duke, mais pas sur la propriété elle-même, ce qui laissait tout loisir à mon imagination et à celle de nombre d’habitants de B. (c’était l’un des sports locaux) d’élaborer les théories les plus farfelues à son sujet. L’une d’elles prétendait que le Duke avait fait acheminer pierre par pierre un palais de son pays natal pour le reconstruire à l’identique ici. Une autre avançait qu’en fait de propriété il s’agissait plutôt d’un gigantesque vaisseau spatial pouvant décoller à tout instant. Celle-là, je l’aimais bien.