INTRODUCTION
Ni-ni, mais alors quoi ?
«Ni nouvelles nationalisations, ni nouvelles privatisations», ainsi était libellé l'un des sous-titres de l'index thématique, sorte de table des matières, de la Lettre à tous les Français. Reportons-nous à la page 30 du manifeste électoral écrit par François Mitterrand pour la campagne du printemps 1988; le texte consacré à l'évolution du secteur public est en fait plus ambigu :
«Puisque les Français, par leur vote de 1986, ont préféré une autre direction, laissons s'apaiser les bouillonnements que le va-et-vient nationalisations-privatisations ne prolongerait pas sans dommage. Annonçant ma candidature, j'ai dit qu'élu j'arrêterai le ballet. Je ne conseillerai pas, en effet, au futur gouvernement, s'il en était tenté, d'alourdir le dossier. Le délai qui nous sépare du grand marché européen est trop court pour que soit pris le risque de bouleverser à nouveau le paysage économique. D'autres échéances, d'une autre gravité, requièrent la mobilisation des énergies françaises.»
Telle fut posée la règle du ni-ni. Rarement un texte économique aussi court aura suscité tant de gloses. Je n'y ajouterai pas, dans l'instant, d'inutiles commentaires. Mieux vaut, me semble-t-il, essayer de regarder vers l'avenir. Les interprètes autorisés affirment que cet engagement, qui aura gelé pour quelques années la frontière entre les entreprises respectivement publiques et privées, ne valait que pour la durée de la législature. A partir de 1993, le jeu pourra donc reprendre. Un nouveau Parlement, un nouveau gouvernement, bientôt un nouveau président vont s'y adonner.
Des questions innocentes viennent aussitôt à l'esprit. Pourquoi les hommes politiques ont-ils souvent mis une telle passion à des événements qui touchaient finalement assez peu à la vie quotidienne de leurs concitoyens? Les grandes déferlantes, les nationalisations massives de 1982, les privatisations brutales de 1986, doivent-elles à nouveau emporter d'un côté puis de l'autre, comme fétus de paille, les entreprises les plus importantes de notre pays? Cette plage de tranquillité que nous aura ménagée pour cinq ans la sagesse présidentielle de Mitterrand 2, n'est-il pas possible de la transformer en état définitif? Ne peut-on rêver à une fixation éternelle des limites du domaine, à une paix irréversible entre partisans du secteur public et hérauts de l'économie privée, chacune des forces campant sur un territoire intangible?
Cette sorte de statu quo est impossible. L'absence de politique ne peut être érigée en règle d'action. La vie des affaires, la compétition nationale et internationale imposent à chaque entreprise publique de procéder aux acquisitions qu'elle estime nécessaires pour renforcer ses parts de marché dans ses métiers principaux. A l'inverse, elle doit pouvoir se dégager d'activités secondaires, consommatrices de capital, de temps et d'énergie sans que des espoirs suffisants de développement y soient assurés. On ne peut pas diriger Elf, Pechiney ou Rhône-Poulenc à périmètre constant, pas plus qu'on ne peut imposer à ces sociétés de circonscrire leurs emplettes, à l'achat comme à la vente, à l'intérieur du seul secteur public. Les entreprises nationales, sous peine d'étouffement, doivent pouvoir «respirer».
L'enjeu européen n'est pas moindre, pour une double raison. Notre appareil industriel et financier n'est pas, à l'aune de la concurrence, d'une taille telle que nous puissions nous permettre de diviser nos forces. Comment affronter la guerre économique mondiale avec des armées séparées, auxquelles toute alliance, toute fusion à l'intérieur même de nos frontières seraient interdites? Comment devenir un grand de la conquête spatiale si le constructeur de plates-formes de satellites (la SNIAS) et celui des charges utiles (Alcatel-Espace) ne peuvent statutairement se marier? Comment aurait-on pu bâtir une compagnie aérienne de taille mondiale si la prise de contrôle d'UTA par Air France était restée interdite, au nom du principe de non-extension du secteur public? Paradoxe stupide qui, poussé à sa logique extrême, encouragerait chaque société française, publique ou privée, à chercher des partenaires exclusivement au-delà de l'Hexagone : tout empire divisé périra.
L'une des règles les mieux établies de la stratégie industrielle est qu'il faut se renforcer là où on est déjà puissant, et d'abord sur son marché intérieur, camp de base pour des conquêtes plus lointaines. Situation absurde que celle qui autorise les entreprises publiques de la banque, de l'assurance ou de l'industrie à acquérir par OPA, ou par des moyens plus amicaux, telle ou telle société étrangère et empêche, sous peine de procès en nationalisation rampante, le même mouvement sur notre territoire. Est-il logique que l'UAP puisse prendre, sans que quiconque y trouve à redire, le contrôle de la Royale Belge, première compagnie d'assurances de son pays1, et que relève de l'impossible au nom d'un principe arbitraire, extérieur à la réalité des affaires, un rapprochement avec AXA, Victoire ou toute autre société privée exerçant le même métier? Est-il sensé de tenir pour inconcevable le regroupement des forces françaises dans l'automobile (Peugeot-Renault), les nouveaux matériaux (Saint-Gobain-Pechiney), l'électronique de défense (Matra-Thomson ou Aérospatiale) avant toute discussion sur les mérites ou inconvénients industriels de telles démarches? Faut-il accepter sans réagir qu'un postulat mal fondé condamne nos grandes entreprises privées à ne courtiser, acheteurs ou vendeurs, de partenaires qu'étrangers et accroisse ainsi, au-delà de ce que connaissent nos rivaux, le risque de pénétration d'une partie de notre appareil productif par des intérêts aujourd'hui européens, demain américains, après-demain japonais?