Ava était-elle si exceptionnelle ? N’ai-je pas croisé pendant toutes ces années d’autres femmes comme elle, essentiellement disposées à la beauté, à la vérité ? Je ne le pense pas, Ava était vraiment incomparable. Mais, admettons. Il faut alors croire que j’aurai tenu ces autres femmes à distance. Car ce n’était plus l’heure : j’avais déjà rencontré Ava, j’étais dans son orbite. Toute vie est soumise aux lois de l’attraction. Ava aura polarisé la mienne très tôt, à un âge où certains corps sont très sensibles à la lumière. Ma vie avec elle, en sa présence, fut ma jeunesse, puis ma vie d’homme, jusqu’à maintenant. Elle m’a grandi. Comme nous avions le même âge et que l’attirance était réciproque, il se peut aussi qu’elle ait tiré quelque force de moi pour se maintenir à l’altitude qui était la sienne. Aujourd’hui le ciel est vide. J’aurais aimé raconter une autre histoire, mais c’est tout ce qu’il m’en reste, et je n’en reviens pas.




C’était en juin, le dernier mois de mes vingt ans, dans une salle de cours, au rez-de-chaussée de la Sorbonne, avant le début d’un examen de version d’anglais. Elle s’est faufilée entre les tables, a tournoyé entre les premiers rangs, avant de ralentir, de se rappeler qu’on lui avait donné un nom, de se résoudre à le déchiffrer sur l’un des bristols qui recouvraient le trou des encriers. Elle a repris sa course, pour s’arrêter devant mon pupitre. Nos noms débutaient par la même lettre, nous étions réunis par l’alphabet.
C’était donc elle, ma voisine, Ava P… Dans le style ludion monté sur ressorts, elle était plutôt réussie. Mais à bien la regarder, elle était double. À l’endroit des yeux, assorties au noir cuivré de sa chevelure, deux billes roulaient comme des points d’interrogation, marquant une forme d’étonnement indocile et rieur devant les êtres et les choses. Ses traits étaient plus graves, plus antiques, ils avaient dû servir aux Anciens pour définir les canons de la beauté. Tout y était régulier, expressif, intense. Je me suis levé de ma chaise, ce fut ma première marque de déférence. Elle m’a souri comme on sourit à l’inconnu, un sourire de fruit fendu. Elle crépitait de classe et de bonté. C’était le genre de fille à ne faire que passer, deux heures d’examen et puis s’en va. Je misai sur sa jovialité franche et légère : elle autorisait une forme de jeu, de licence. Je l’informai que j’avais un petit dictionnaire bilingue planqué dans ma poche et qu’elle pourrait en profiter. J’avais autre chose à lui dire, mais après l’épreuve, qui allait commencer.
Vers la fin de la première heure, alors que nous nous étions déjà plusieurs fois frôlés du coude dans un silence de mort, elle a glissé une feuille pliée en quatre sous ma copie. Trop lentement, comme si elle hésitait ; par chance, l’appariteur bayait aux corneilles. Sa liste griffonnée d’une dizaine de termes anglais s’ajoutant à la mienne, je suis sorti un quart d’heure pour tout éclaircir aux toilettes.
À la fin de l’examen, assez contents du tour joué à l’Université, on s’attacha à ranger nos affaires au même rythme, lentement – on devait s’attendre un peu. J’en profitai pour lâcher ce qui pouvait peut-être me rendre durablement intéressant à ses yeux. Trois semaines plus tôt, j’avais rencontré l’un des derniers grands poètes français, un vrai monstre, un survivant de l’âge surréaliste publié sous la couverture blanche de la NRF. L’entretien paraîtrait cet été dans un journal assez mythique. J’avais bu du porto avec Francis Ponge, il m’avait appelé son « jeune ami » et le quotidien m’embauchait comme pigiste dès septembre. Autant dire, ajoutai-je, que je me foutais un peu des résultats de cette version d’anglais. Ma petite saga intéressait beaucoup Ava P… Il nous fallait vite quitter cette salle sinistre pour retrouver la rue, le soleil, prendre un café.
Comment était-elle vêtue ? Une veste noire, une chemise carmin, un jean, des escarpins. Une bague, une broche, peut-être.
D’accord pour éviter les grappes d’étudiants écrasés aux terrasses de la place de la Sorbonne, nous avons gagné le boulevard Saint-Michel. « On va au Rostand ou au Petit Suisse ? » m’a-t-elle demandé. J’ai répondu au Rostand, que je ne situais pas davantage que le Petit Suisse sur la carte du Quartier latin. J’ai décroché discrètement d’un pas, de façon qu’elle ouvre la voie, et je l’ai suivie dans la montée du boulevard, vers la grande entrée du jardin du Luxembourg. Elle filait droit et vite. Un petit ouragan dans cette chaleur qui s’élevait du bitume. Depuis le début, sa fraîcheur, ses pouvoirs électriques m’intimidaient. Je devinais la Parisienne, un spécimen de fille absolument exotique pour moi. Confusément, j’éprouvais aussi la sensation de ce qu’il advient très rarement, surtout à vingt ans : une rencontre.