Première partie

Coordonnées du destin

Chapitre I

Contours et racines
 La lignée des Soljénitsyne

Si Soljénitsyne avait dû décrire la vie de Pouchkine (or cette idée assez inattendue est en germe dans l’article polémique qu’il a rédigé en 1984 sous le titre « Et laisse les enfants cracher sur ton autel, ou heurter ton trépied, jouet de leur démence »), il n’aurait nourri aucun doute quant au choix de son approche et de ses principes de travail. Quel sentiment anime un biographe ? Le respect d’un nom illuminé de gloire (selon Pouchkine, c’est le premier signe d’une intelligence éclairée), ou bien le refus de la dévotion envers le génie et le désir d’entreprendre l’abolition de son « culte » ? Quel sentiment dominant doit guider celui qui parle d’un poète ? L’amour qu’il a laissé grandir en son cœur, ou bien le sacrifice de cet amour au politiquement correct, à l’équilibre soigneusement réglé des qualités et des défauts ? Comment doit-il dépeindre l’objet de son étude ? Dans d’humaines proportions, ou en usant de la caricature, de la parodie, de la moquerie (qui rendront plus facile la dissection) ? Vers quoi diriger sa recherche ? Vers le cœur lumineux de la personnalité, ou vers les contrées plus sombres, dissimulées, perverses de l’homme ? Quel but un biographe poursuit-il en se lançant dans un tel travail ? Veut-il chercher une vérité ou bien se mettre soi-même en valeur (auquel cas il lui faudra des moyens puissants, des ingrédients bien épicés) ?

Soljénitsyne aurait, sans l’ombre d’un doute, choisi la première réponse à chacune de ces questions.

C’est aussi notre choix pour l’écriture du présent ouvrage.

Il n’est pas de vérité sans amour : cette maxime chrétienne offre une issue à l’éternelle dispute entre les « biographes apologètes » et les « biographes juges ». La crainte du biographe de tomber dans l’apologie (si ces craintes n’ont pas de causes spécifiques ou d’objectifs imposés) est compréhensible et respectable : le rôle de copiste mobilisé pour glorifier et exalter une personne est en effet peu sympathique et peu respectable.

Mais « apologie » au sens propre, au sens premier, qui vient du terme grec απολογ′ια, signifie « intercession », c’est l’engagement, pris en toute conscience, à justifier au regard de l’histoire la personne faisant l’objet de son étude, à la défendre contre l’injuste tribunal de la société, contre les attaques calomnieuses et accusations mensongères.

Dans ce sens, et seulement dans ce sens, l’article de Soljénitsyne sur Pouchkine est apologétique. Il oppose une haute et pure réflexion sur le poète – dans le contexte de « notre actuelle régression à l’état sauvage » – à une évaluation basse, ordurière et teintée d’abjection, de grivoiserie et d’arrogance ; une parole directe, sincère, à un propos grimaçant, plein de clins d’œil sournois ; une analyse honnête à une critique venimeuse, sarcastique et hypocrite ; à une critique refusant obstinément de voir (mais peut-être en est-elle incapable ?) le halo d’harmonie divine qui auréole le poète.

Soljénitsyne démonte ce vieux procédé de vivisection, ce piège assez simpliste qui consiste à découper le poète en deux : d’un côté le génie, et de l’autre l’homme ; à laisser le génie s’échapper du temple par sa coupole, et, dans le monument déserté, commettre toutes les vilenies. Il voit la passion du critique nihiliste travaillant à rabaisser le poète, il sent son frisson nerveux, sa hâte à démolir précisément ce qui, en littérature, est pur et élevé : « Décadente et malade de sa décadence, jusqu’à passer outre aux limites de la décence, avec aussi une part étouffante de cabotinage, elle s’efforce de faire passer l’ironie généralisée, le ludique et le licencieux pour une Parole nouvelle se suffisant à elle-même, mais c’est souvent un moyen de camoufler son infertilité, son effervescence d’inexistence, un simple jeu avec le vide. »

Le critique Soljénitsyne professe une foi bien différente : il étudie, centimètre par centimètre, la personnalité du poète, la soumet à une analyse curieuse et méticuleuse, pour ne rien omettre de la grandeur, de l’étendue, de l’exceptionnel : « Comme en chaque homme, tout est cohérent, organique dans le génie : son comportement dans la vie, les côtés lumineux et les côtés sombres, les couleurs et les ombres de sa personnalité, ses pensées et opinions, ses succès artistiques et ses échecs, et, simultanée à tout cela, à chaque minute, sa fidélité à lui-même. Le génie n’est pas un liquide distinct versé dans un individu. Juger d’après des aspects séparés les uns des autres, c’est se condamner à ne pas comprendre l’essence. Mais, bien entendu, comprendre un phénomène dans son ensemble est infiniment plus difficile. »