ÉLISÉE RECLUS
L’Anarchie
 
 
 
 
 
 
 
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Notice préliminaire
Les paroles qui suivent furent prononcées en 1894 dans la loge maçonnique des Amis philanthropes de Bruxelles, quoique depuis trente-six années l’orateur, simple « apprenti », n’eût jamais, par principe, collaboré en quoi que ce soit à l’œuvre de la société fermée des francs-maçons. D’autant plus doit-il remercier les « Frères » qui, ce jour-là, invitèrent le « Profane » à venir exposer ses idées.
Ce discours a été reproduit dans les livraisons 3, 4 et 5 de la première année des Temps nouveaux (mai et juin 1895).
L’anarchie n’est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même, pris dans l’acception d’« absence de gouvernement », de « société sans chefs », est d’origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon1.
Mais si l’anarchie est aussi ancienne que l’humanité, du moins ceux qui la représentent apportent-ils quelque chose de nouveau dans le monde. Ils ont la conscience précise du but poursuivi et, d’une extrémité de la terre à l’autre, s’accordent dans leur idéal pour repousser toute forme de gouvernement. Le rêve de liberté mondiale a cessé d’être une pure utopie philosophique et littéraire, comme il l’était pour les fondateurs de cités du Soleil4 ou de Jérusalem nouvelles5 ; il est devenu le but pratique, activement recherché, pour des multitudes d’hommes unis, qui collaborent résolument à la naissance d’une société dans laquelle il n’y aura plus de maîtres, plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des frères ayant tous leur part quotidienne de pain, des égaux en droit, et se maintenant en paix et en cordiale union, non par l’obéissance à des lois, qu’accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par le respect mutuel des intérêts et l’observation scientifique des lois naturelles.
Sans doute, cet idéal semble chimérique à plusieurs d’entre vous, mais je suis sûr aussi qu’il paraît désirable à la plupart et que vous apercevez au loin l’image éthérée d’une société pacifique où les hommes, désormais réconciliés, laisseront rouiller leurs épées, refondront leurs canons et désarmeront leurs vaisseaux. D’ailleurs, n’êtes-vous pas de ceux qui depuis longtemps, depuis des milliers d’années, dites-vous, travaillent à construire le temple de l’Égalité ? Vous êtes « maçons », à seule fin de « maçonner » un édifice de proportions parfaites où n’entrent que des hommes libres, égaux et frères, travaillant sans cesse à leur perfectionnement et renaissant par la force de l’amour à une vie nouvelle de justice et de bonté. C’est bien cela, n’est-ce pas, et vous n’êtes pas seuls ! Vous ne prétendez point au monopole d’un esprit de progrès et de renouvellement. Vous ne commettez pas même l’injustice d’oublier vos adversaires spéciaux, ceux qui vous maudissent et vous excommunient, les catholiques ardents qui vouent à l’enfer les ennemis de la Sainte Église, mais qui n’en prophétisent pas moins la venue d’un âge de paix définitive. François d’Assise, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila6 et tant d’autres encore parmi les fidèles d’une foi qui n’est point la vôtre, aimèrent certainement l’humanité de l’amour le plus sincère et nous devons les compter au nombre de ceux qui vivaient pour un idéal de bonheur universel. Et maintenant les millions et les millions de socialistes, à quelque école qu’ils appartiennent, luttent aussi pour un avenir où la puissance du capital sera brisée et où les hommes pourront enfin se dire « égaux » sans ironie !
Le but des anarchistes leur est donc commun avec beaucoup d’hommes généreux, appartenant aux religions, aux sectes, aux partis les plus divers, mais ils se distinguent nettement par les moyens, ainsi que leur nom l’indique de la manière la moins douteuse. La conquête du pouvoir fut presque toujours la grande préoccupation des révolutionnaires, même des mieux intentionnés. L’éducation reçue ne leur permettait pas de s’imaginer une société libre fonctionnant sans un gouvernement régulier, et, dès qu’ils avaient renversé des maîtres haïs, ils s’empressaient de les remplacer par d’autres maîtres, destinés, suivant la formule consacrée, à « faire le bonheur de leurs peuples ». D’ordinaire, on ne se permettait même pas de préparer un changement de prince ou de dynastie sans avoir fait hommage de son obéissance à quelque souverain futur : « Le roi est tué ! Vive le roi !  » s’écriaient les sujets,