Introduction
Il faut se réjouir que des œuvres réellement contemporaines aient été mises au programme de l'agrégation d'anglais, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que l'agrégation d'anglais donne ainsi l'exemple d'un concours prestigieux qui ne se laisse pas distancer par l'actualité littéraire anglo-saxonne, américaine en l'occurrence, et qui parfois même la devance. L'agrégation d'anglais joue ainsi un rôle de critique qui promeut des œuvres dont on peut penser qu'elles laisseront des traces dans l'histoire de la littérature américaine, qu'elles « passeront à la postérité », comme on disait encore il y a peu. D'autre part, elles obligent les critiques universitaires et les étudiants à leur suite, à investir des terres encore inexplorées: il est positif que des textes classiques, qui sont de par leur renommée toujours passionnants à aborder – comment se lasser de Shakespeare? – soient régulièrement mis au programme. Mais le sang nouveau de la littérature contemporaine, et même ultracontemporaine, est une nécessité absolue pour vivifier le terrain de la recherche critique qui va alors de pair – ce qui devrait toujours être le cas – avec l'enseignement. Le lecteur d'une œuvre ultracontemporaine n'aura à sa disposition qu'une critique journalistique, composée principalement d'articles parus dans des journaux de grande diffusion ou dans des revues plus spécialisées. Cette critique peut être d'un grand intérêt et avoir une vraie pertinence lorsqu'elle est exercée par des gens sérieux, mais c'est une critique qui reste inévitablement de surface car elle a pour mission de faire un diagnostic sans que des examens approfondis n'aient pu être menés: c'est là son honneur et sa faiblesse. Son honneur car il y a une vraie prise de risque, sa faiblesse car elle manque du recul nécessaire à une évaluation rigoureuse et cohérente portant sur une analyse minutieuse du texte et parce que, faute de pouvoir exercer ce magistère, elle risque de se laisser aller à une subjectivité débridée qui verra s'effacer l'effort critique pour laisser la place au billet d'humeur. La bibliographie que l'on trouvera en fin de volume comporte, volontairement, ce genre d'articles où l'auteur exerce, parfois avec une redoutable efficacité, ses talents à manier l'ironie et l'humour au détriment de l'auteur – c'est là la faiblesse constitutive de ce genre de critique – et non à l'endroit du texte qui doit rester la référence absolue sans laquelle les pires dérives sont à craindre.
C'est l'absence d'ouvrage critique de fond qui a amené les deux auteurs, une fois de plus, à mettre en commun leurs très modestes capacités à déchiffrer les textes pour se pencher sur A Multitude of Sins. Comme l'exige le format de cette collection, la première partie a été rédigée en français et la deuxième en anglais. Il nous a paru indispensable, dans un chapitre introductif, de planter le décor et de remettre en contexte le texte même du recueil de nouvelles pour ensuite, au chapitre deux, approfondir le rapport existant entre le texte et le contexte à la faveur du concept de « misère symbolique » promu par le philosophe Bernard Stiegler. L'un des thèmes majeurs du recueil, la violence, est ensuite analysé avant de passer à ce qui constitue l'une des lignes de force des nouvelles de A Multitude of Sins, les deux versants opposés de la sexualité: le sexe et l'amour. On le verra, chez Richard Ford comme chez les Rita Mitsouko «les histoires d'amour se terminent mal, en général ».
La deuxième partie commence avec un chapitre assez technique qui tente de mettre en place certains concepts de la narratologie permettant de mieux comprendre la structure générale du texte, fût-elle de nature linguistique, sémiotique ou narratologique. Les deux chapitres suivants abordent, d'un point de vue plus psychanalytique parfois, les enjeux essentiels du texte fordien, à savoir le rapport entre la réalité et sa représentation et le Réel au sens lacanien de ce terme, et les concepts de désir et de loi dont les résonances philosophiques et psychanalytiques devront être comparées et peut-être, dans la mesure du possible, mises en harmonie. Enfin, le dernier chapitre cherche à éclairer la nature originelle du texte fordien de A Multitude of Sins : ce qu'est la spécificité propre de ce texte dont l'apparente simplicité, surtout à la première lecture, cache en vérité une redoutable complexité, complexité dont l'irréductibilité sanctionne la littérarité: ce qui, finalement, ne fait que confirmer l'excellent choix fait par le Président du jury de l'agrégation externe d'anglais, à savoir celui d'un texte véritablement, profondément littéraire, écrit par un très grand auteur américain qui méritait sans conteste de figurer au programme par l'ampleur de son œuvre fictionnelle dont A Multitude of Sins n'est qu'un fragment, mais un fragment dont les éclats jettent une lumière brillante sur la scène littéraire américaine.