PREMIÈRE PARTIE
DESCRIPTION D'UNE TEMPÊTE
« A moi les réverbères, la terre entière m'abandonne. »
(Cri d'un homme de chantier tombant d'une grue.)
 
Il faut d'abord que je vous dise que je suis brune, c'est-à-dire que j'ai les cheveux noirs comme le plafond des mines où papa a commencé son premier travail. Des cheveux noirs qui peu à peu ont fini par obtenir la teinte rouge marron traversée d'éclats bleus de la terre des chantiers. Caramel, brun, gris clair, jaune et encore rouge, je n'en ai pas fini avec cette poussière qui macule le gros museau des engins et a fini par envahir le fond de mes prunelles.
Je vis dans une caravane aux murs minces et solides avec mon père et mes deux frères Paul et Louis. Une caravane à peine visible, barbouillée de ce jaune orangé qui nous entoure de tous côtés.
Lorsque maman est morte, j'avais treize ans. C'était sur la Marie-Toussaint, à quelques kilomètres de Colmar. J'allais à l'école au village à côté. Tous les six mois, parfois moins, souvent plus, nous changeons de chantier, donc de province, parfois de pays et toujours, pour moi, d'école.
C'est en plein été — le meilleur temps pour le travail de nos hommes — que maman mourut brusquement. C'est moi qui l'ai trouvée couchée près du fourneau camping-gaz qui fonctionne toujours et sur lequel, désormais, je fais chauffer la gamelle de Lucien, mon mari.
Maman est morte du cœur. Le cœur : lourd et fin muscle viscéral, rouge, un peu mauve, tout veiné d'amour. Elle avait suivi papa de chantier en chantier depuis son mariage, juste après la guerre. Tous les trois, nous sommes nés dans cette caravane et, à chaque Noël, maman fabriquait un arbre avec des branches de houx, parfois des bouquets de grandes herbes traversées de boules en bois peintes de toutes les couleurs, de façon à ce que nous ayons, nous aussi, un Noël avec sa tradition colorée, ses paquets défaits à minuit. Rien à envier aux autres gosses nichés dans une vraie maison, au milieu d'une ville. Les nuits de Noël, tous les engins s'arrêtaient quelques heures. Les bulldozers, leur lame et leur ripper aux grosses dents fichées dans la boue, les draglines au godet béant, le cordon latéral de la terre déplacée par les pelles mécaniques devenaient notre seule guirlande sous le ciel noir éclairé par les phares des camions. Bétonnières, tracteurs, grues, scrapers et dumpers sur pneus géants, autant d'animaux préhistoriques fêtant à leur manière l'arrivée du Sauveur.

Pochons de chocolats ronds, quartiers de dinde cuissue, oranges éblouissantes, on se souhaitait « Bon Noël » d'une caravane à l'autre et dans plusieurs langues où l'espagnol et le portugais dominaient.
Je suis née aux alentours des années 50, sur le lit au sommier en fer sur lequel je dors, maintenant seule, lorsque Lucien dirige l'équipe de nuit.
Mariette, la femme du conducteur de dragline, a aidé maman à accoucher. Omar, qui rapportait par hasard un morceau de câble, est allé avertir mon père qu'il avait une fille. Casque jaune, blouson taillé dans du brouillard, bottes de marin breton, c'était en avril, vers cinq heures. Papa a hélé le grutier, ainsi que tous les gars hissés sur les scrapers. Pendant un quart d'heure, le chantier a fait silence, puis, à la demande de papa, il a mis tous ses engins en route pour témoigner que c'était la fête : godets de dragline, griffes faisant pivoter les blocs en terre rouge, bulls énormes et chuinteurs, pelles mécaniques, balanciers en cou de cygne distendu, wagons-remorques à grosses chenilles, c'était un vacarme à peine supportable, une salve comme pour la naissance d'un prince.
Fête. Fête. Puis mon père, toujours sans enlever son casque ni son blouson, est venu se pencher sur ma mère, sur moi. Je ne m'en souviens pas, bien sûr. Mais il est certain que ma prunelle glauque de nourrisson a vu, enregistré sa première image : un homme de chantier... Il n'osait pas me toucher, si ce n'est ma main fripée, anémone minuscule s'accrochant à son index :
— Elle s'appellera Éléonore.
Le chantier prenait fin. C'était la Marie-Printemps.
Paul et Louis sont mes frères. Mes aînés. Quand il fait grand vent, ils s'enroulent dans de gros anoraks sans couleur précise, sur lesquels l'eau laisse des traces luisantes, des météores de boue.
Paul est partout à la fois : hissé sur la dragline, il creuse, charge et déverse terre et moellons dans les dumpers dont l'un est conduit par Louis. Le dumper est le géant des camions, capable d'atteindre cinquante tonnes en charge. Ils sont une dizaine qui composent cet incessant ballet qui dure toute la nuit sur un circuit de trois kilomètres.