PREMIÈRE PARTIE
Repas interrompus Logiques
Repas de rats La cascade
Le rat de ville invite, au tapis de Turquie. Le rat rustique est l'invité. Les deux rognent, grignotent des reliefs d'ortolans. Ces reliefs ne sont que des restes, graillons ou rogatons: le régal, le festin n'est qu'un repas d'après repas, dans l'abandon sale de la table non desservie. Le rat de ville n'a rien produit, son invitation ne lui coûte guère. Boursault le dit, dans ses Fables d'Ésope, où le rat citadin réside chez un gros fermier général. Huile, beurre, jambon, petit salé, fromage, tout est à discrétion. Il est facile d'inviter le cousin de la campagne, et de faire la vie aux dépens d'autrui.
Le fermier général n'a rien produit non plus, ni huile, ni jambon, ni fromage. Mais, de force ou de droit, il sait les détourner à son propre profit. Cela dit, son rat prend ses restes, il sait les détourner encore. L'invitation profite enfin au rat des champs. La fête, on le sait, tourne court. Les deux copains détalent du tapis au premier bruit entendu à la porte. Ce n'était que du bruit, mais c'était un message, comme une information qui sème la panique. Une interruption, une corruption, une rupture, enfin, de communication. Ce bruit était-il un message, vraiment ? N'était-il pas, plutôt, un parasite ? Qui, au bout du compte, a le dernier mot. Qui sème le désordre, qui ensemence un ordre différent. Venez donc aux champs, on n'y mange que potage, mais à loisir, sans bruit.
Le fermier général est un parasite. Il touche des rentes de situation. Elles sont assez grasses : festin de roi, table à ortolans, tapis turc. Le premier rat est un parasite. Il touche des restes de situation, reliefs d'ortolans, sur le même tapis. Rien n'y manque, dit La Fontaine. A la table du premier, qui est la table du fermier, le second rat est parasite. Il se laisse entretenir, comme on dit. Ne perd ni une occasion, ni une bouchée. Ils interviennent tous, au sens strict : le gabelou fait suer le bonhomme, le rat lève l'impôt sur le fermier, l'invité exploite son hôte. Mais, la plume me tombe des mains, le bruit, dernier parasite, a raison, par interruption, des interventions de ce genre. Dans la chaîne parasitaire, le dernier venu tente de supplanter celui qui le précède. Le bruit chasse le rat des champs, et le rat de ville demeure, il désire achever le rôt. Un parasite donné cherche à expulser le parasite de rang immédiatement supérieur.
002
Je laisse à penser le bruit formidable, la rumeur de rue, qui ferait lâcher prise au fermier général. Le craquement des ais, les ruptures de baux qui chasseraient les rats du bâtiment.




Bilan. Au commencement est la production : moulin à huile, baratte à beurre, cuisine charcutière ou buron à fromage. Encore aimerais-je savoir ce que cela veut dire, produire. Ceux qui nomment production la reproduction se rendent la tâche facile. Notre monde est plein de copistes et de répétiteurs, il les comble de fortune et de gloire. Mieux vaut interpréter que composer, mieux vaut tenir une opinion sur un partage déjà fait qu'inventer son œuvre propre. Le malheur du temps est le naufrage du nouveau dans le duplicata, le naufrage de l'intelligence dans la jouissance de l'homogène. La production, sans doute, est rare, elle attire les parasites qui la banalisent tout aussitôt. La production, inattendue, improbable, déborde surabondamment d'information, elle est toujours et immédiatement parasitée.
Elle attire le fermier, que je saisis au vol, dans son sens double. S'il est paysan, il élève vaches et veaux, cochons et couvées, il vit de beurre et de jambon, il mange à une table garnie d'autres espèces, il lui arrive de dormir dans la grange, sur le fumier, entre les bêtes, il n'est pas destructeur de choses non renouvelables, comme un vulgaire industriel, mais il vit des enfants nouveaux de la vie. L'industrie pille sans retour, chasse des proies à corps perdu. Ce fermier-là entretient les matrices. Est-il un parasite ? S'il est un percepteur, ou un intercepteur, il détourne partie des flux produits par d'autres, à son profit, ou au profit d'une instance qu'il désigne avec quelque respect, d'où son nom propre d'imposteur. Sa table est garnie des fromages, jambon, petit salé, ou beurre, produits par le premier fermier. Cela se renouvelle autant que l'histoire, celle-ci n'a jamais manqué de parasites politiques. Elle en regorge, elle n'est peut-être qu'eux. La table est servie, chez les parasites.
Elle attire les rats. Du coup, l'un invite l'autre. Il ne viendrait pas à l'esprit ni de Bertrand, ni de Raton, de manger, simplement, tous les deux, les marrons. Ils se rangent à la queue leu leu, singe derrière chat, ici le rustique dans le dos du bourgeois. D'où la chaîne de mes décisions, unitaires. L'invité, quoique rat, est un parasite pour l'anthropologie, invité d'un festin ou d'un banquet interrompu, comme le fut celui de Pierre, à l'époque de dom Juan, comme le fut celui de Pierre, à l'époque de Judas et Jean1. Parasite au sens du repas, de la satire et de la comédie, au sens de Molière, de Plaute et de Xénophon, au sens de l'histoire des religions. L'invitant ne l'est pas en ce sens, mais pour vivre dans les murs, dans les draps, dans le garde-manger du fermier, je le répute parasite au sens de la biologie, comme un vulgaire pou, un ténia, le gui, un épiphyte. J'élargis le corps du milieu, je reviendrai sur la question. Si l'hôte est percepteur, je le répute parasite au sens politique, au sens où le groupe humain s'organise en relations à sens unique, où l'un mange de l'autre sans que l'autre puisse rien tirer du premier. L'échange n'est pas principal, ni originel, ni fondamental, je ne sais comment dire : le rapport en flèche simple irréversible, sans retour, prend sa place. L'homme est un pou pour l'homme. L'homme donc est un hôte pour l'homme. Le flux va dans un sens, jamais dans l'autre. J'appelle parasitaire cette semi-conduction, cette valve, cette flèche simple, cette relation sans inversion de sens. Si l'hôte, enfin, est agriculteur, je le répute parasite au sens économique, La Fontaine m'explique plus loin ce point-là. Que donne l'homme à la vache, à l'arbre, ou au bœuf, qui lui donnent le lait, la chaleur, l'habitat, le travail et la viande ? Que donne-t-il ? La mort.