JOUR 1
Vous voilà enfin de retour en Italie, débarqué de Paris un peu plus tôt à l'aéroport de Pise, où vous avez loué une voiture chez Avis (tarif spécial hors saison, on se croirait presque revenu en été), en route pour Volterra, città dell'alabastro comme disent les panneaux annonciateurs. C'est là, dans le baptistère de la cathédrale pour être précis, que vous avez donné rendez-vous à Marina. Quinze ans se sont écoulés depuis votre dernière rencontre: elle doit en avoir le double aujourd'hui. C'était pour le remariage de sa mère, Elena; elle avait attendu la mort de Léopold, son beau-père, pour convoler. Quelques années auparavant, le patriarche vous avait chargé d'inventorier sa collection et ses archives. Six décennies de travail sur la Renaissance italienne accumulées dans cette villa du XVIIe proche de Sienne, achetée au lendemain de la guerre grâce à son ami Gordon, grand connaisseur d'art ancien, mais également marchand et intermédiaire à ses heures. Que reste-t-il aujourd'hui du vieil homme à la personnalité encombrante, aussi odieux parfois qu'il pouvait être génial, mais si faible avec Marina, sa seule postérité? Sa famille était partie de rien: le père, émigré des confins orientaux de l'Empire austro-hongrois, s'était installé en Belgique peu avant 1900, d'où ce prénom royal de Léopold donné à son fils unique, signe évident d'une volonté d'oblitérer toute référence à leur ascendance juive et de se fondre du mieux possible dans la bourgeoisie locale (en même temps, de nombreux Habsbourg s'appelaient aussi Léopold, à commencer par la branche des grands-ducs de Toscane, c'était faire d'une pierre deux coups en cas de retour au point de départ). En vérité, le père ne rêvait que de Paris; outre une excellente école linguistique, Bruxelles représentait avant tout une étape dictée par la prudence, histoire de laisser à la France éternelle, celle des droits de l'homme et de l'égalité, le temps de se ressaisir des égarements de l'affaire Dreyfus.
Marina a hérité de la villa, mais vous avez préféré la rencontrer en terrain neutre. Elle s'est pliée à votre souhait sans demander d'explication bien que cette exigence l'oblige à une longue course en taxi. Peut-être parce que cela lui permet de préserver l'intimité de sa maison et de maintenir à distance quelqu'un qui s'y croirait trop facilement chez lui. Vous aurez sans doute du mal à la reconnaître; elle ne doit plus guère ressembler à l'adolescente rébarbative de votre dernière rencontre (sans doute le signe d'une sourde hostilité envers la décision de sa mère), encore moins à la fillette de huit ou dix ans dont vous conservez un souvenir plus précis (son regard, surtout, la seule partie du visage qui ne change guère, ses yeux vert et brun dont la dominante variait selon la lumière et l'expression). De la conversation où vous avez fixé le lieu et l'heure, vous retirez la vague impression qu'elle ne verra pas d'un très bon œil ce dont vous comptez lui parler. Ce tableau qui aurait appartenu à son grand-père jusqu'aux spoliations opérées par les Allemands en 1940 à Paris et serait mystérieusement reparu en Ukraine. Une femme s'exprimant dans un français impeccable vous avait traduit par téléphone le message d'un certain Vitaly, vous n'avez pas retenu le nom de famille - vous entendiez sa voix en sourdine, parlait-il ukrainien ou russe, difficile de savoir, mais sans doute en russe puisque l'appel venait d'Odessa. Démarche surprenante, indiquant toutefois des gens bien renseignés : ce sont plutôt des courtiers ou des maisons de vente aux enchères qui font appel à votre expertise, appréciée dans le milieu depuis la publication de vos travaux sur le sort des grandes collections juives pillées par les nazis (à commencer par celle de Léopold). Il s'agirait de rien de moins que d'un Picasso fortement inspiré d'Ingres, et vous avez tout de suite songé à une œuvre de ce genre, jamais retrouvée, dont le souvenir ne subsiste plus que dans les archives de la villa, un tableau assez singulier pour qu'il vous ait frappé à l'époque où vous classiez des milliers de fiches (avec sa datation étrange des années trente, c'est-à-dire bien postérieure à la phase du fameux « retour à l'ordre » où l'artiste allait copier Ingres au Louvre). Plus marquant encore, Léopold vous avait confié à son sujet l'un de ces détails personnels dont il se montrait en général plus qu'avare : c'était, paraît-il, le dernier présent qu'il ait fait à sa femme avant que la guerre ne les sépare, lui se réfugiant à Londres avec son fils, le futur père de Marina, dès l'entrée des Allemands en Belgique, elle restant bloquée à Paris. Ils ne devaient jamais se revoir.