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FANTÔMES
Je suis depuis longtemps intrigué par l'existence chez les humains, à commencer par mes patients, d'une personnalité double, à deux visages, d'un psychisme à double compartiment où cohabitent, parfois tant bien que mal, deux êtres différents, l'adulte et l'enfant. Je suis de plus en plus convaincu que le bonheur d'une personne ou, à l'inverse, ses infortunes, son aptitude ou sa difficulté à jouir sereinement des joies que lui offre la vie, dépendent de la nature des liens, crispés ou détendus, qu'entretiennent entre eux ses deux Moi, l'enfantin et l'adulte.
Au fond, contrairement au credo de la psychologie et de la philosophie traditionnelles, le Moi n'est jamais un, simple, unique. Il ne renvoie pas à une même unité, unidimensionnelle, homogène, harmonieuse et uniforme. L'identité est paradoxalement double. La « maison-soi », à l'image d'une poupée russe ou gigogne, n'est donc pas exclusivement habitée par un seul locataire, le fameux « je », conscient, lucide, réaliste, désirant, agissant, raisonnable et raisonnant, soumis au principe de réalité, comme l'a si bien conçu et décrit Descartes. Elle abrite au moins un second hôte, invisible celui-ci, bien que maître à bord, à savoir l'enfant intérieur, le petit garçon ou la petite fille que chacun fut, qu'il est aujourd'hui encore et qu'il demeurera toujours, par-delà son sexe, sa position sociale et surtout son âge. Le passé ne s'efface pas. Il ne disparaîtra jamais, et heureusement d'ailleurs, dans la mesure où il représente les racines de l'être, ses fondations, la source et le réservoir, pour toute la vie, de son énergie vitale, de son inspiration et de sa créativité ! J'ai toujours trouvé étonnant que la filiation, c'est-à-dire l'idée de la connexion et de l'enracinement, soit ressentie en Occident comme un boulet handicapant, une infirmité, soupçonnée d'interdire au sujet d'être libre et lui-même. Le passé insuffle l'avenir.
Ainsi, tout être abrite en lui deux ego, deux Moi, deux royaumes, deux sensibilités, deux visions de soi, de la vie, du monde et des autres ; tout être est bipolaire, bilatéral, bicéphale, bilingue.
Pourquoi tel homme public, jouissant d'une intelligence et d'une habileté remarquables, regardé comme un superman, ayant brillamment réussi à gravir toutes les marches de la gloire et du pouvoir, se laisse-t-il étrangement, dans l'intimité, traiter par les femmes comme un petit garçon, dépendant et manipulable, sans pouvoir s'opposer à leur toute-puissance, à leurs caprices et infidélités ?
Pourquoi telle femme, voulant apparaître aux yeux de tous comme une sainte, bonne employée, bonne mère et bonne épouse, solide et volontaire, douce et forte à la fois, sachant parfaitement ce qu'elle veut et où elle va, succombe-t-elle parfois, « pour se défouler quand elle en a marre », à l'irrésistible tentation d'une petite escapade avec un amant, nouveau et anonyme chaque fois, jetable ?
Le Moi adulte représente certes la partie émergée de l'iceberg, l'instance et le siège de la conscience, du jugement, de la volonté et de l'action. Il assume, tel le capitaine d'un navire, la fonction de médiateur entre les revendications des pulsions, les impératifs du Surmoi et les exigences de la réalité extérieure. Cependant, derrière cette façade raisonnable, il ne jouit pas toujours d'une autonomie véritable. Il peut se montrer capable, dans les cas heureux, de s'affirmer en gérant avec sérénité et souplesse son énergie vitale, conciliant ainsi, à l'aide de compromis, les revendications présentées par les deux principes de réalité et de plaisir, qui tirent souvent à hue et à dia. Mais il risque aussi, en cas de conflit, de se voir submergé, influencé, malmené, tenu en laisse par la puissance occulte de son enfant intérieur, dont il n'a nulle conscience et qu'il échoue, par conséquent, à maîtriser.
Dans ces conditions, la force ou la faiblesse du Moi adulte, la bonne ou la mauvaise image qu'il a de lui, sa combativité ou sa mollesse, sa témérité ou sa couardise dépendent de l'état de santé de l'enfant intérieur, de sa solidité ou de sa fragilité. C'est en réalité ce dernier qui guide les pas du premier vers des rendez-vous joyeux ou les précipite, au contraire, dans les affres des inquiétudes et des codépendances sado-masochistes, en dépit de l'intelligence et de la volonté de l'« adulte », malgré lui.