chapitre premier
Cinq thèses pour une nouvelle théorie de l'individuation biologique
Depuis l'Antiquité, les théories biologiques cherchent à appréhender l'espèce et l'individu. Mais on a généralement considéré leurs genèses respectives comme des phénomènes distincts. De ce fait, l'évolution des espèces et le développement des organismes sont expliqués par deux théories différentes, la sélection naturelle et le programme génétique. Cette séparation pose un problème récurrent. Dans la réalité les deux processus sont imbriqués l'un dans l'autre. Concrètement, l'évolution des espèces passe par la reproduction des individus qui se succèdent. Il faut donc nécessairement qu'il y ait un point de jonction entre la théorie de l'évolution et la théorie du développement embryonnaire. Au xx e siècle, cette union a été réalisée par ce qu'on a appelé la synthèse évolutive. On considère que l'évolution des espèces provient de la transformation par mutations des programmes génétiques codés dans l'ADN. Si cette théorie permet logiquement de rattacher les deux processus l'un à l'autre, son coût est élevé. Elle induit de nouveaux problèmes liés au déterminisme génétique très fort auquel elle aboutit, et où l'ADN devient omnipotent : par ses mutations il gouverne l'évolution et par l'information génétique qu'il contient il dirige la genèse des organismes. Depuis le séquençage des génomes, on a la confirmation qu'une telle conception est difficilement tenable. D'une part, il y a beaucoup moins de différences entre les génomes des organismes, y compris ceux qui sont phylogénétiquement éloignés, que ce qui était prédit. Il est donc difficile d'expliquer l'évolution par l'addition des mutations ponctuelles de l'ADN. D'autre part, la lecture de ces génomes n'a pas permis de déchiffrer les fameux programmes génétiques qui contrôleraient le développement embryonnaire. Il y a beaucoup moins de gènes que ce qui semble nécessaire pour expliquer l'ensemble des fonctions réalisées par un organisme.
À cause de ces limites du déterminisme génétique, on assiste maintenant à un véritable changement de paradigme, avec l'émergence de la biologie des systèmes. Au lieu d'être centrée sur l'ADN, la compréhension des organismes passe par leur appréhension en tant que systèmes. Dans ce nouveau cadre, on cherche à équilibrer les influences provenant des différents niveaux que sont l'ADN, les réseaux de protéines, les tissus cellulaires, l'organisme et l'environnement. Cette biologie postgénomique fait un appel massif à la bioinformatique pour intégrer les quantités énormes de données recueillies par l'analyse à grande échelle des transcriptomes et des protéomes. Ces programmes visent à identifier la totalité des ARN et des protéines présents dans une cellule pour dresser la carte des interactions qu'ils entretiennent ensemble sous forme de réseaux. De cette manière, on espère arriver à une description exhaustive du fonctionnement cellulaire.
Cependant, le progrès scientifique ne découle pas uniquement de l'accumulation de données. Les observations que l'on fait dépendent autant des théories qui orientent la recherche que l'inverse. Il n'est pas évident que la biologie des systèmes réussisse à dépasser les contradictions de la théorie synthétique de l'évolution si elle ne résout pas aussi sur le fond le problème originel, qui est la séparation de l'évolution et de l'embryogenèse. Pour cela, il est nécessaire de développer un nouveau cadre conceptuel.
L'ontophylogenèse (ou darwinisme cellulaire) résout ce problème et apporte un cadre conceptuel permettant d'échapper à l'omnipotence de l'ADN. Elle rompt avec les théories traditionnelles en considérant le développement embryonnaire et l'évolution comme un processus unique. Elle consiste à appliquer le darwinisme à l'intérieur des organismes, non plus au niveau de l'ADN uniquement mais également au niveau du fonctionnement de la cellule. Elle conduit ainsi à une conception générale permettant d'aborder la question de l'individuation biologique sous un angle nouveau. Cette théorie constitue le sujet du présent ouvrage, au cours duquel elle sera progressivement exposée dans ses différentes extensions.