DU MÊME AUTEUR

Isaac B. Singer, Stock, 2003, prix du récit biographique 2004

La Donation, Stock, 2007 ; Livre de Poche no 31460

 

 

Florence Noiville est également l’auteur d’une dizaine d’ouvrages pour la jeunesse dont :

La Mythologie grecque, Actes Sud, 2000

Je cherche les clés du paradis (sous le nom de Florence Hirsch), L’École des Loisirs, 2002

Et toi ta grand-mère, Actes Sud 2008, Bologna RagazziAward 2009

Pour B. et Ph. N.

Prologue

Un homme va à la rivière. Il a besoin de terre et d’eau. L’homme est écrasé par toutes sortes de problèmes. Il a décidé que, pour y échapper, il créerait un être artificiel, une machine humaine gigantesque qui l’aidera à combattre les éléments, les ennemis, la misère et tous les maux de la terre. Cette machine, c’est un Golem. Un colosse de glaise et de « poussière pure » (c’est ce que disent les textes) que l’homme va façonner de ses mains. Pour que la créature s’anime, l’homme introduit dans la bouche du Golem un morceau de papier – une sorte de carte magnétique – sur lequel est inscrit l’un des noms de Dieu, Emet, la vérité. Et chaque vendredi soir, l’homme retire la carte pour que le Golem se repose pendant le shabbat.

Un vendredi pourtant, l’homme l’oublie. (Ou bien, par paresse, négligence, intérêt ?, il ne l’enlève pas.) Bref, sa carte est avalée et le Golem devient fou, incontrôlable. Il se met à tout détruire autour de lui, il pille, il saccage, se vautre, ne respecte plus rien. Appelé à la rescousse, un rabbin tente d’arracher le code – le mot sacré – à ses mâchoires puissantes. Mais il ne parvient qu’à en extraire une petite partie, la lettre e. Entre les dents du Golem, subsiste l’autre bout du mot, met, la mort. À cet instant, le Golem s’écroule et tue l’homme dans sa chute.

 

Est-ce un hasard ? J’avais oublié le Golem, ce grand mythe hébraïque des débuts de l’humanité. Et voilà que, depuis que j’écris ce livre, il est sorti de son sommeil d’argile. Il ne cesse de se rappeler à moi. Il s’invite dans une conversation, une conférence sur Singer, une interview d’Amos Gitaï. Il revient, il insiste… Que veut-il dire depuis le fond des âges ? Que le capitalisme est un golem de « poussière pure » ? Qu’une seule lettre nous manque et tout est dévasté ? Que nous sommes plus que jamais entre met et emet ?

I

Allez les cadres !

Cette année-là, ma promo d’HEC fêtait ses vingt-cinq ans. Une fête et des réjouissances étaient prévues pour l’anniversaire d’une promo baptisée d’un nom un peu ridicule « Allez les cadres ! ». À l’époque (1984), nous sortions d’une école que, pour certains du moins, nous avions intégrée un peu par hasard. Non que nous n’ayons passé de joyeuses années sur le très beau campus de Jouy-en-Josas. Mais notre présence en ce lieu ne relevait pas toujours d’une nécessité, encore moins d’une vocation. Plutôt d’un enchaînement de circonstances. On passe un bac dans de bonnes conditions, on choisit une prépa généraliste pour ne se fermer aucune voie. On est pris dans un lycée « qui ne se refuse pas » – Louis-le-Grand, en l’occurrence. On « intègre », on entre comme les autres dans les entreprises dites les plus formatrices – Procter et Gamble, Colgate, L’Oréal, IBM ou « Arthur », qui ne s’appelait pas encore Accenture. Et on est sur les rails…

À l’époque, les plus pressés de bien gagner leur vie partaient à Londres travailler dans la finance – fonds d’investissement ou banque d’affaires. On les appelait golden boys ou yuppies, des mots démonétisés, c’est le cas de le dire, aujourd’hui. Ceux qui cherchaient le « fun » s’orientaient vers la pub ou le market’. C’était plus tendance de dire market’ que marketing, et nous on était smart, quick, et tout ce qu’on veut. Une amie américaine nous appelait même les high pots pour high potentials. Les autres étaient des ringards, incapables de comprendre la modernité et même la beauté de l’économie mondiale !

Voilà, c’étaient les deux voies royales, les disciplines reines de l’école, la finance et le marketing. Et, surtout, c’était les années 1980. Les jeunes diplômés se voyaient dérouler le tapis rouge : pourquoi aurait-il fallu réfléchir davantage ? Pourquoi aurait-il fallu remettre en question les finalités de ce bel édifice ?

Et en effet, il aurait été bien difficile à l’époque d’imaginer que, vingt-cinq ans plus tard, puisse se produire un cataclysme de l’ampleur de la crise actuelle. Il faut certes se garder de l’illusion rétrospective, mais on ne peut pas ne pas s’interroger sur la part de responsabilité que porte, dans ce désastre, l’enseignement dispensé dans les écoles de commerce. C’est moins l’enseignement tel qu’il était pratiqué dans les années 1980 qui fait problème, que l’incapacité de ces écoles à apercevoir, au cours des dix dernières années, les nombreux signes donnant à penser que, poussée à des limites extrêmes, l’économie capitaliste pouvait purement et simplement dérailler. En osmose totale avec les milieux d’affaires, ces écoles n’étaient-elles pas aux premières loges pour voir la catastrophe arriver ?

 

Pour certains économistes en effet, la crise de 2009 est une onde de choc aux répercussions plus profondes et plus dramatiques que celle de 1929. Or cette crise ne peut guère être dissociée du mode de formation des élites économiques et financières. Elle découle largement, sinon de la mise en œuvre de techniques apprises dans les business schools, du moins de ce qu’on pourrait appeler l’esprit d’un capitalisme sans garde-fous que, finalement, nous avions été formés pour servir.

En écrivant cela, mon but n’est pas de stigmatiser une école ni même toutes les écoles de management. Encore moins de condamner rétrospectivement l’enseignement reçu à HEC. Il est plutôt de poser la question de la responsabilité des grandes écoles de commerce aujourd’hui eu égard aux changements qu’il paraît urgent d’introduire dans l’enseignement pour tirer les conséquences de la crise de 2009.

Repensons en effet aux deux « disciplines reines ». Voyons ce que la finance a produit. « L’économie mondiale tout entière repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile. Jamais dans le passé une pareille accumulation de promesses de payer ne s’était constatée. Jamais sans doute une telle instabilité potentielle n’était apparue avec une telle menace d’effondrement général. » C’est le prix Nobel d’économie Maurice Allais qui écrivait cela dans Le Figaro, dès 1998, pendant la crise financière asiatique. Maurice Allais ? Un vieux schnock, ont sans doute pensé mes camarades qui, à l’époque, à la City, à Wall Street ou à Hong Kong, pensaient plutôt à maximiser leurs bonus.

Et le marketing, de son côté, qu’a-t-il produit ? Une surconsommation fébrile. Une « gigantesque pyramide » de faux besoins et de frustrations graves avec, comme jamais, des risques de surproduction, de chômage massif, de gaspillage irréversible des ressources naturelles. Bref, une société qui marche sur la tête en survalorisant ses marchands au détriment de ses chercheurs, de ses infirmières, de ses professeurs…

 

J’ai regardé les cas de finance et de marketing que l’on propose, encore aujourd’hui, à HEC – l’enseignement y est, comme à Harvard, basé sur l’étude des « cas ». Comme je le craignais, rien n’a changé ou presque, à Jouy-en-Josas, depuis vingt-cinq ans. Bien sûr, on a introduit quelques chaires nouvelles de commerce équitable, de philanthropie, de social business… Bien sûr, il existe désormais une majeure dite de management alternatif. Mais tout cela est à la marge. Les « fondamentaux » des disciplines reines, eux, sont restés les mêmes !

 

Le propos de ce livre ? Alerter et secouer. Contribuer à rappeler que ce que l’on apprend dans les écoles de management ne peut plus être considéré comme le fondement d’une économie durable, encore moins d’une « politique de civilisation ». Aider à faire en sorte que ce message ne soit pas oublié quand les cours de la Bourse auront remonté.

Le paradoxe actuel, c’est que les meilleurs étudiants continuent de s’orienter comme un seul homme vers les classes préparatoires aux écoles de commerce qui restent les plus prisées. Sous leur pression, ces écoles finiront-elles par se repenser de fond en comble ? Considéreront-elles enfin qu’il est de leur responsabilité de transmettre aux futurs dirigeants non seulement des techniques mais aussi des principes et des valeurs ? Si rien n’est fait, elles continueront d’apprendre aux meilleurs à penser le monde selon un modèle dont on voit tous les jours qu’il ne fonctionne pas.

II

Le modèle MMPRDC

« Greed is all right, by the way. I want you to know that. I think greed is healthy. You can be greedy and still feel good about yourself. »