Le drap rouge de l’aube se retirait peu à peu. Antoinette marchait d’un pas alerte à travers le champ des Marceau. Les blés étaient hauts, cuivrés, bientôt d’or sous l’effet de l’alchimie des rayons du soleil. Ils sentaient bon la rosée. Antoinette les humait, les caressait du regard en songeant à de blanches farines et à de gros pains croustillants. Ils représentaient, avec les betteraves et les vaches, toute la richesse de Baslieux, son passé et son avenir, mais elle ne se casserait jamais le dos, ne se salirait pas les chaussures dans les sillons, ne verrait pas s’envoler les brins de paille des vans.
Sa mère s’était usée prématurément sur ces terres qui déroulaient leurs carrés vert et jaune jusqu’au Chemin des Dames. Son père vendait ses bras aux propriétaires quand venait le temps d’arracher les betteraves, car sa maigre paye de garde champêtre ne suffisait pas. Ce manque d’argent l’avait décidé à faire engager sa fille à la chapellerie. Le jour de ses treize ans, Antoinette avait pris le chemin de Fismes, angoissée à l’idée de travailler dans une usine réputée dure. Pendant des mois, elle avait regretté l’école et de ne pas être entrée au collège Sainte-Macre pour poursuivre ses études car, première de sa classe, elle avait obtenu très facilement son certificat. Elle ne suivrait jamais la voie de Julie-Victoire Daubié, la première bachelière de France, qui avait milité pour le vote des femmes cinquante ans plus tôt. Et puis on n’avait pas besoin du bac pour devenir infirmière ; elle servirait les hommes et Dieu. Elle n’envisageait rien d’autre.
Trois kilomètres séparaient Baslieux de Fismes. La pente était douce. Elle menait à la rivière serpentant entre les arbres vénérables peuplés d’oiseaux. Busseroles, rouges-gorges, tarins et jaseurs trillaient joyeusement, enchantant le cœur de la jeune fille. La Vesle roulait ses eaux vertes entre les berges abruptes. On ne pouvait la franchir qu’au pont de Fismes car elle était vive et profonde. Antoinette retrouva les habitués qui se rendaient aux usines, à la gare, au marché. Elle lançait des bonjours, décochait des sourires, ébouriffa la tête d’un garçonnet qu’elle rencontrait toujours avant le faubourg de Fismette.
– Alors, Raymond, ce sucre ? demanda-t-elle.
– J’y ai plus le droit, ça gâte les dents, mais j’en mange quand même. Enfin, quand je peux. Le chef Bonnard m’a à l’œil. C’est qu’il me donnerait du bâton, le bougre.
Il se mit à rire. Il travaillait à la sucrerie Marcherez, Goumart et Cie. Il y passerait probablement sa vie, perdant toutes ses dents et sa vue.
– À demain, dit-il en se dirigeant vers la vieille sucrerie construite sous le règne de Louis XV.
Antoinette avait de la peine pour le petit Raymond. La bâtisse vétuste était lugubre avec son toit de tuiles noircies surmonté d’une imposante tuyauterie piquée de rouille et d’une cheminée calcinée. Elle engloutissait des tonnes de betteraves chaque jour, que les ouvriers transformaient en sucre à une cadence infernale.
Antoinette se sentait privilégiée. La chapellerie était le plus beau complexe industriel de la région. Sa cheminée rouge, symbole de sa puissance, s’élevait si haut qu’on l’apercevait à six kilomètres à la ronde. La jeune fille fixa son regard sur ce canon pointé vers le bleu laiteux du ciel comme un défi. Crépi de blanc, le bâtiment principal de deux étages mordait dans la Vesle, face aux lavoirs flottants d’où montait le chant des lavandières de l’aube. Antoinette les écouta en soupirant.
Au bruit de mes pas, votre bouche
Se crispe, d’un grand air farouche,
Et votre œil flambe de courroux,
Petite brunette aux yeux doux !
Ah ! quand tout aime et que tout chante,
Pourquoi faites-vous la méchante
Et pourquoi me repoussez-vous,
Petite brunette aux yeux doux ?
Les chansons d’amour la déprimaient. Elle se souvenait d’un gentil jeune homme, un journalier qui offrait ses services aux paysans. Étienne, il s’appelait. Il venait d’Épernay où il avait taillé des vignes et lui avait conté fleurette derrière l’église alors qu’elle n’avait pas quinze ans. À leur troisième rendez-vous, le père et deux de ses copains de bar l’avaient chassé de Baslieux. Ce jour-là, Richard Rigaud avait décidé de marier sa fille à Michel Mahet.
Et ce Mahet de malheur attendait Antoinette, sa promise, dans la chapellerie.
Anxieuse, elle franchit la porte de fer, passa sous le grand chêne à l’ombre duquel les ouvriers se rassemblaient pour le casse-croûte de midi et pointa dans la cabane où le vieux contrôleur Henri, à la barbe jaunie par le tabac et la chique, tenait le registre des horaires.
– Alors, ma belle, on te verra avec ton tambour au 14 juillet ? lui demanda-t-il en mastiquant sa gomme.
– Oui, j’y serai.
– Et au bal ?
– On verra.
– Si tu viens, je te ferai valser.
Le visage d’Antoinette s’assombrit ; ils étaient nombreux à vouloir la faire tourner sous les lampions de la salle des fêtes, mais Michel veillerait à ce qu’aucun mâle ne s’approche d’elle. L’an passé, il s’était battu avec un mécanicien qui avait osé l’aborder à leur table. Cette empoignade avait provoqué une bagarre générale. Elle craignait que cela ne se reproduise.
Elle se joignit à la file des collègues et s’engouffra dans le temple du chapeau. L’odeur des laines et des acides lui chatouilla les narines. Ici, les chapeliers, détenteurs de secrets séculaires, confectionnaient les plus beaux feutres de la région, donnant une âme aux vêtements des bourgeois et des ouvriers. La chapellerie de Fismes rivalisait avec les célèbres usines de la haute vallée de l’Aude.
Les hommes des équipes de cinq heures étaient déjà en sueur. Ils faisaient corps avec les machines. Bielles, rouages, poulies, chaînes, engrenages… Tout un univers de vibrations, de chocs et de grincements. Comme chaque matin, Antoinette fut fascinée par le mouvement sans fin de la laine happée par les mâchoires, cardée, étirée en fils qui s’entremêlaient et se transformaient aussitôt en bandes de feutre immaculées. M. Philippe Marmandier, le chef du personnel, grand érudit, leur rappelait sans cesse que le métier de chapelier était noble. Le chapeau, affirmait-il, avait de l’avenir. Et il devenait lyrique dans ses explications. Comment aurait-il pu mourir, après avoir été pschent des pharaons, tholia des belles Grecques, pétase sur le front du dieu Hermès, hennin enrubanné, pouf aux sentiments dans les jardins de Versailles, turban, haut-de-forme, melon ?
Antoinette s’était fait une vague idée de l’histoire du chapeau en contemplant les gravures accrochées dans les couloirs de la direction quand elle se rendait chez le payeur en fin de semaine. La chaleur l’accabla lorsqu’elle passa devant la fonderie où étaient coulés les moules destinés aux formes des chapeaux.
Puis elle le vit, lui, le chef d’équipe principal, qui contrôlait à tour de rôle tous les ouvriers de l’usine, et en eut un pincement au cœur. Michel Mahet aidait un jeune homme ; il s’arc-boutait sur une forme de toute la puissance de ses muscles gonflés. Le faisceau des tendons saillait sur son cou de taureau ; sa tête carrée, découpée à coups de burin, s’empourprait. Il posa ses yeux injectés de sang sur elle.
– Bonjour, ma Toinon, lança-t-il.
À la chapellerie, tout le monde l’appelait Toinon, mais la voix rauque de cet homme déparait le charme de ce prénom fait pour le soleil du Midi. Elle passa son chemin sans lui répondre et fila vers l’atelier d’emballage où elle retrouva les cinq équipes féminines. Plus de cinq cents chapeaux melons empilés attendaient d’être rangés dans les caisses. Les ouvrières, âgées de douze à soixante-dix ans, s’échangeaient des nouvelles d’une table à l’autre. Les ragots fusaient souvent en une escalade de chamailleries qui se terminait parfois par des bagarres. Elles pouvaient en venir aux mains au sujet de leurs rivalités amoureuses.
Antoinette s’assit face à Christiane Lemoine, sa collègue et amie, une fille bonasse et potelée à la frimousse tachée de points de rousseur et au doux regard de biche.
Elles se mirent à parler de tout et de rien tout en examinant les couvre-chefs. Un quart d’heure après, on ne s’entendait plus ; les piaillements emplissaient la salle. Et comme d’habitude, la voix tonitruante et caverneuse du chef d’équipe mit fin à la cacophonie :
– Assez de bavardages ! Si vous ne maintenez pas la cadence, je vous mets à l’amende !
Toutes se turent. Elles craignaient le chef d’équipe principal qui en avait renvoyé plus d’une dans sa campagne. Michel Mahet avait tous pouvoirs. Il exerçait son droit de cuissage sur les plus naïves à qui il promettait de l’avancement, terrorisait celles qui se rebiffaient et, à l’occasion, partageait les plus délurées avec le sous-directeur, M. Talbot, après la fermeture de l’usine.
Tandis que Christiane piquait du nez, Antoinette faillit arracher le ruban du melon qu’elle examinait. Michel déambulait entre les tables comme un animal sauvage en quête d’une proie. Sa casquette de chef enfoncée jusqu’au ras des sourcils, qu’il avait drus et fournis, faisait de l’ombre à ses yeux de braise. Il observait les nuques et les fronts inclinés, heureux d’exercer son autorité sur ces pauvresses.
– Je veux entendre les mouches voler, dit-il avec un sourire satisfait.
Les ouvrières sentaient son odeur d’alcool et de sueur et frémissaient à l’idée d’être coincées dans un coin sombre, pelotées par ses grosses pattes, et de devoir caresser sa tige. Il s’approcha d’Antoinette et de Christiane. Cette dernière était blême.
– Comment va, la Christiane ? demanda-t-il.
– Comme elle peut, Mahet ! répondit sèchement la jeune femme.
Mahet se rembrunit. Il n’aimait pas que les femmes l’appellent par son nom sans le faire précéder par un respectueux « monsieur ». Surtout quand c’étaient des petites salopes du genre de Christiane, des filles sans instruction vivant dans la paille et dans la bouse. Cette rousse, il l’avait culbutée à plusieurs reprises sur les ballots de laine de l’entrepôt ; il en avait tiré des plaisirs fades. Elle ne prenait aucune initiative, se contentait d’écarter les cuisses et ne réagissait pas à ses coups de boutoir. Sa grosse poitrine laiteuse ne l’excitait plus, il la pétrissait sans conviction. Il n’en serait pas de même avec Toinon. La fille de son ami Richard, le garde champêtre, avait un tempérament de feu, il suffisait de la voir jouer du tambour.
Il oublia la Christiane et riva son œil lubrique sur les seins de Toinon. Une émotion le saisit, faisant monter son désir. Il la contemplait avec un tel appétit qu’elle en était gênée. Chaque parcelle de peau était une cible qu’il visait. Il avait une folle envie d’embrasser cette bouche aux lèvres pleines tout en glissant une main fiévreuse dans le corsage. Il s’imaginait caressant les rondeurs, retroussant la robe et les jupons pour glisser son museau entre les cuisses ouvertes.
Antoinette ne supportait plus ce regard possessif ; elle releva la tête et lui montra combien ses traits pouvaient être durs. Elle ne lui laissait aucun espoir, mais il se sentait dans son bon droit. Il la materait un jour où l’autre, avec l’assentiment de son père.
– Après les moissons, tu auras le sourire, dit-il en s’éloignant.
Quand il quitta la salle, Christiane se mit à pleurer.
– Christiane, mon Dieu ! Qu’as-tu ?
Christiane marmonnait des mots incompréhensibles entre ses sanglots.
– Dis-moi, je t’en prie, insista Antoinette en la prenant par les épaules pour l’éloigner des oreilles indiscrètes.
– Je… j’attends… Je suis enceinte. Oh Toinon, c’est lui qui m’a mis la graine dans le ventre.
– Qui, lui ? demanda Antoinette.
– Ton Michel.
– Ce n’est pas mon Michel ! répliqua rageusement la jeune fille en entraînant sa compagne vers l’extérieur.
Elles disparurent sous les regards curieux des ouvrières. La question était lancée. Quelle peine frappait Christiane ? Chacune avança une hypothèse. En quelques minutes, on ne s’entendit plus à nouveau.
– Mahet va nous sucrer la prime si nous ne retournons pas à nos postes, gémit Christiane.
– On s’en fiche de la prime !
Elles se réfugièrent derrière un chariot chargé de caisses.
Là, Christiane s’effondra et versa des flots de larmes. Elle hoquetait, tremblait, se tordait les mains. Antoinette la serra contre elle.
– Calme-toi, tu ne vas pas mourir.
– Je préférerais mourir. Je vais m’en débarrasser, je te le jure ! Sinon, on me montrera du doigt, on me traitera de putain. Tu connais les gens d’ici. Si je le garde, il ne me restera plus qu’à m’exiler à Paris et devenir lingère pour nourrir mon bâtard. Non ! cela n’arrivera pas. Faut que j’avorte !
– Seigneur ! s’écria Antoinette en se signant et en pensant à toutes les conséquences de cet acte désespéré.
– J’ai tout prévu, continua Christiane en retrouvant peu à peu son assurance. Après-demain, la Tisseire s’occupera de mon ventre.
– Après-demain ? Mais c’est le 14 juillet !
– Justement, j’ai dit à mes parents que j’irais à Braine rendre visite à mes cousines. La Tisseire prend quinze francs pour faire des anges.
Antoinette frissonna. Germaine Tisseire était une empailleuse de chaises qui vivait dans une ancienne ferme le long de la voie ferrée, à trois kilomètres de la gare de Fismes. Elle appartenait à une lignée de guérisseuses, mais elle avait fait sa réputation en vendant des filtres d’amour et en sauvant l’honneur des jeunes filles engrossées. Des fœtus, elle en avait enterré des dizaines dans les bois.
– Je ne t’abandonnerai pas, je te rejoindrai après le défilé.
– Merci, oh merci, lâcha Christiane en se remettant à sangloter.
Antoinette était aussi au bord des larmes, mais ce n’était pas que par compassion. La colère pressait sa conscience. Ce salopard de Michel Mahet devait payer, d’une façon ou d’une autre.