Jean-Michel Thibaux
Le rappel du tambour
Calmann-Lévy
© Calmann-Lévy, 2014
Couverture
Maquette : Atelier Didier Thimonier
Illustration : Dans un village français à l’arrière du front de la Somme, la garde champêtre annonce l’approche de l’aviation ennemie, septembre 1916 (bataille de la Somme), © Tallandier/Rue des Archives
9782702151853
01
ISBN 978-2-7021-5185-3
LE RAPPEL DU TAMBOUR
Collection
« France de toujours et d’aujourd’hui »
dirigée par
Jeannine Balland
ISSN 2107-2639
À Véronique Villié et Roland Lemercier
1
La fin d’un monde
28 juin 1914
Les carillons joyeux des églises saluaient le cortège officiel qui faisait son entrée dans la Jérusalem des Balkans. Sarajevo fêtait la venue de l’inspecteur général des armées autrichiennes, l’archiduc François-Ferdinand, héritier du vieil empereur François-Joseph qui s’était retiré avec ses douleurs et ses fantômes dans le palais glacé de la Hofburg. Sarajevo sonnait, chantait, applaudissait, espérait sous la gloire d’un soleil éclatant.
Mais François-Ferdinand avait l’esprit sombre, le cœur serré, la gorge nouée et le moral aussi bas que les eaux brunes et nauséabondes de la rivière Miljacka qu’il longeait. Il esquissait des sourires contraints et des gestes mesurés à l’intention de la foule massée sur le parcours de la parade. Heureusement, son épouse, la jolie duchesse Sophie de Hohenberg, avait de l’entrain pour deux ; elle rayonnait à ses côtés dans la voiture décapotable qui ouvrait la marche. Elle se donnait aux Bosniaques et à tous les peuples de l’empire sur lesquels elle régnerait un jour. Elle lui communiquait sa force et il remerciait Dieu d’avoir mis sur son chemin cette femme d’exception. Il l’avait épousée par amour ; elle n’était pas d’un rang élevé, ce qui lui avait valu le mépris de l’empereur, le rejet de la cour, la disgrâce et l’éloignement. À Vienne, François-Ferdinand n’avait pas le droit de se montrer avec elle lors des cérémonies officielles. Le cordon des policiers faillit se rompre sous la poussée du peuple exalté. François-Ferdinand se tourna vers elle. Le sentant préoccupé et inquiet, elle lui décocha le plus tendre des regards.
– Voyez comme ils vous aiment, dit-elle. Vous êtes le souverain qu’ils attendaient depuis le désastre de Sadowa.
– Que Dieu vous entende, répondit-il en lui serrant la main.


Les cloches continuaient à tinter, les drapeaux flottaient dans l’air limpide, la foule, que la police ne suffisait pas à contenir, se pressait autour des voitures. Le prince Montenuovo, ne voulant pas rendre les honneurs à l’épouse de François-Ferdinand, avait retiré ses quarante mille soldats de la ville. Le couple ducal était presque sans protection. François-Ferdinand réalisait maintenant à quel point il avait mal choisi son jour. Le 28 juin était l’anniversaire de la victoire des Turcs sur les Serbes à Kosovo Polje en 1389. L’annonce de son inspection dans les Balkans avait provoqué la colère des Serbes. Les rapports des services secrets étaient alarmants. L’ambassadeur de Serbie à Vienne, Jovan Jovanovic, avait évoqué la possibilité d’un attentat, mais il avait été décidé de ne pas reporter le voyage. On n’allait tout de même pas s’incliner face à ces pouilleux de Serbes. L’archiduc les sentait autour de lui, disséminés dans la cité, contenant mal leur haine. Il se redressa au moment où la voiture, bloquée par la foule, s’arrêta. Et il chercha ses ennemis.


Les ennemis étaient au nombre de sept. Ils avaient juré de se battre pour libérer le peuple slave du joug de l’Autriche. Ces sept fanatiques appartenaient à la Main noire, une organisation secrète dont le but était de semer la terreur dans l’empire. Sept jeunes hommes déterminés mais inexpérimentés. Ils avaient décidé dans la hâte de porter un coup fatal aux Habsbourg.
Muhamed Mehmedbasic était posté derrière une fenêtre au troisième étage d’un immeuble. Il suait à grosses gouttes ; il s’essuya le front avant de pointer le canon du revolver dans l’embrasure des persiennes entrecroisées. Malgré sa volonté d’en finir avec la dictature, il tremblait. Il serra les dents, contracta ses muscles.
Le cortège arrivait. La voiture de l’archiduc ouvrait la marche. Elle s’arrêta. C’était le moment de devenir un héros. François-Ferdinand s’offrait à lui dans son costume chamarré aux médailles brillantes. Il hésita une seconde de trop ; il ne tira pas. La voiture redémarra. Il visa encore à deux reprises mais les angles étaient mauvais. Ne voulant pas compromettre la mission, il se retira dans un coin obscur de la pièce où, vidé de ses forces, il s’affaissa sur une chaise. Tous ses espoirs reposaient à présent sur ses camarades.


Son instinct animal s’était manifesté quelques instants plus tôt ; François-Ferdinand avait ressenti une piqûre entre ses épaules, suivie d’un grand frisson. Quelque chose se préparait. Une bête dangereuse, dissimulée dans la foule, s’apprêtait à le frapper. Il sondait les visages, il cherchait à isoler le mal. Il le vit surgir, soudain, entre deux policiers, une bombe à la main.
Il s’appelait Cabrinovic et n’avait pas peur de la mort. Il n’hésita pas en lançant son engin explosif sur la voiture de tête. Son devoir accompli, il écrasa l’ampoule de cyanure entre ses dents et se jeta dans la rivière. Ainsi mouraient les héros, croyait-il.
La bombe arrivait sur lui ; François-Ferdinand la saisit au vol et la jeta derrière lui. Elle explosa sous les roues de la seconde voiture, blessant les passagers, des policiers et des civils.
Sophie avait pâli. Son sang s’était retiré et gonflait son cœur d’une douleur suffocante. La mort les avait frôlés de sa faux.
– Tout va bien, n’aie pas peur, dit François-Ferdinand en la prenant dans ses bras.
Non ! Non ! Tout allait mal. Sophie promenait son regard terrorisé sur les blessés gémissants.
– Mon Dieu, ce sang… tout ce sang, bégaya-t-elle en se signant.
La foule paniquée hurlait. Des hommes s’étaient précipités dans la rivière pour repêcher l’assassin. Cabrinovic était vivant. Le cyanure frelaté n’avait pas agi et il tentait de se noyer dans le peu d’eau stagnante. On l’arracha de la vase et on le traîna sur la berge. Les poings s’abattaient sur sa tête, les ongles lui lacéraient le visage, des pieds lui enfonçaient les côtes. La police parvint à l’arracher à la furie vengeresse. La populace entourait les voitures ; les blessés furent emportés à bout de bras dans un concert de cris et de lamentations.
– À l’hôpital ! commanda François-Ferdinand à son chauffeur alors que des hussards de sa garde personnelle tentaient de le rejoindre.
L’opération était fichue. Trois autres porteurs de bombes renoncèrent à franchir la masse grondante des Bosniaques. Tous des chiens, des descendants de musulmans achetés par les impériaux. Il y avait trop de risques et peu de chances d’atteindre l’héritier des Habsbourg. Dieu ne voulait pas que le monde s’écroule en ce jour de la Saint-Guy, célébrant le patron des Serbes orthodoxes, qui avait vu les Turcs s’emparer des Balkans.
Le septième conspirateur s’en allait, résigné.


Gavrilo Princip ruminait la défaite de son groupe, la tête basse, les mains dans les poches. Son estomac criait famine ; il n’avait rien mangé depuis l’avant-veille et il s’apprêtait à entrer dans une échoppe quand il entendit la pétarade des véhicules. Précédées de policiers qui, matraque à la main, ouvraient le chemin, les cinq voitures du cortège officiel venaient vers lui.
Gabrilov ne vit plus que l’archiduc dans sa veste blanche à boutons dorés. Il traversa la rue, se posta à l’angle du Pont-Latin et referma ses doigts sur la crosse froide du browning.
François-Ferdinand perçut le mouvement sur sa gauche. Un homme brun à moustache venait de bousculer un policier. Il pointait un pistolet noir sur la voiture.
– Seigneur ! s’écria Sophie en se levant pour protéger son mari.
Une détonation déchira l’air. La balle traversa la portière et toucha Sophie à l’abdomen. Gabrilov fit à nouveau feu. La seconde balle troua le cou de l’archiduc.
Quinze minutes plus tard, François et Sophie décédaient dans le palais du gouverneur.
Le 7 juillet 1914, au cours du conseil de la Couronne, l’Autriche-Hongrie accusait le gouvernement Serbe de l’assassinat et posait un ultimatum. Le monde était au bord du gouffre.
2
La veillée
La lune sur le décours accrocha le clocher de l’église Saint-Julien. Sa lumière opalescente nacra les croix et l’obélisque du petit cimetière, les toits d’ardoise et le faîte des grands arbres bordant, au nord, le petit village. Baslieux-lès-Fismes ne dormait pas encore. La douceur de la nuit incitait les habitants à prolonger la veillée.
Antoinette rêvait depuis la fin du repas, l’œil fixé sur le scintillement des étoiles. Peut-être cherchait-elle à lire son avenir dans le zodiaque ? Peut-être tentait-elle de percer les secrets de Vénus ?
Elle soupira et reprit la lecture du Manuel des hospitalières et des gardes-malades. Elle désirait devenir infirmière chez les sœurs de la Charité. Cette vocation lui était venue pendant la longue maladie de sa mère, morte onze ans plus tôt d’un cancer de l’estomac qui s’était généralisé. À l’âge où les fillettes jouent à la poupée, Antoinette s’était agenouillée des centaines de fois au pied du lit où gémissait sa maman. Elle avait prié ardemment Dieu, demandé secours à Notre-Dame, invoqué sainte Agathe et saint Gilles, puis quand le corps de sa maman avait été mis en terre, entre deux hoquets, les yeux rougis et larmoyants, elle avait eu la conviction qu’elle était destinée à sauver des vies.
Aujourd’hui, plus que jamais, elle aspirait à revêtir l’uniforme des sœurs et se consacrer à son prochain. Ce désir de faire le bien et d’échapper à une vie banale s’exacerbait lorsqu’elle pensait à son avenir aux côtés de l’homme que son père avait choisi pour elle. Michel Mahet était chef d’équipe à la chapellerie de Fismes où elle travaillait. Un beau parleur. « Un brave homme », affirmait son père. « Tu te fianceras après les moissons », avait-il décidé. « Jamais ! » se disait-elle tout bas.
Le fiancé était vieux. Il avait quarante-cinq ans, il buvait, la lorgnait vicieusement, avait tenté de la coincer à plusieurs reprises dans l’entrepôt des laines. « Laisse-toi faire… J’ai droit à un acompte… Ton père m’a donné sa bénédiction. »
Antoinette eut une moue de dégoût en pensant aux grosses mains calleuses sur sa poitrine. « Je vais prononcer mes vœux », se dit-elle.
Elle était déterminée à désobéir à son père. Entre eux deux, la tension était permanente. Elle lui en voulait de ne pas s’être occupé de sa mère, de n’être jamais allé à l’église pour prier et supplier Dieu de la guérir. C’était un mécréant ; il prônait le socialisme paysan, de vagues idées marxistes tout en rejetant la Troisième République affairiste et bananière qui avait envoyé son propre père se faire tuer en Algérie.
Antoinette et Richard Rigaud ne se parlaient guère. Cependant, ils partageaient la même passion pour les flonflons de la fanfare municipale de Fismes à laquelle ils appartenaient. Tous deux jouaient du tambour. En quelques roulements de baguettes magiques, Richard, le garde champêtre de Baslieux-lès-Fismes, avait converti sa fille alors qu’elle tétait le sein maternel. Antoinette avait été élevée aux sons des marches militaires. À cinq ans, elle avait commencé à jouer de cet instrument qui était devenu au fil des ans son meilleur ami. Quand elle frappait le tambour, les vibrations la pénétraient jusqu’à l’os et elle s’imaginait être une héroïne menant une compagnie à l’assaut.
Elle esquissa un sourire en pensant au 14 juillet prochain et au défilé dans lequel elle apparaîtrait dans un corsage blanc barré du ruban tricolore. Mais la perspective d’être le centre de l’attention de la foule ne devait pas lui faire perdre de vue son objectif : devenir infirmière.
Elle se concentra sur son ouvrage. Elle avait appris le chapitre premier concernant l’hygiène générale ; elle en était au questionnaire.
– Qu’est-ce que l’hygiène ? De quoi tient compte l’hygiène ?
Antoinette murmurait pour ne pas troubler son père dans la lecture de son journal et tante Rite à son crochet. Elle sonda sa mémoire pleine de définitions et arracha des mots un à un.
– On appelle hygiène l’ensemble des règles à suivre pour conserver et améliorer la santé.
Une question difficile suivait : « Que savez-vous de l’air, de sa pression sur nous ? »
Mon Dieu, que c’était compliqué ! Elle redoutait le jour de son examen. Elle avait peu de connaissances scientifiques, elle compensait son manque de savoir par une extraordinaire faculté à apprendre par cœur. Un véritable perroquet des îles perdu à Baslieux-lès-Fismes.
– Notre globe terrestre est enveloppé d’une couche d’air de soixante-dix à quatre-vingts kilomètres d’épaisseur. Comme cet air pèse un gramme trois par litre et que le corps humain offre une surface de quinze mille à vingt mille centimètres carrés, il s’ensuit que notre corps supporte une pression de vingt mille kilogrammes… Mais on devrait être écrasé comme des crêpes ! s’exclama-t-elle en réalisant l’énormité du chiffre.
– Qu’est-ce que tu dis ? demanda le père en redressant la tête.
– Elle parle d’être écrasée, dit tante Rite en jetant un regard sournois et suspicieux sur sa nièce.
Richard et Marguerite se tenaient de part et d’autre de la grossière table de chêne, séparés par la lampe à pétrole qui jaunissait leurs faces. La bouteille de gnôle était déjà bien entamée. Rite n’était pas la dernière à lever le coude. Elle avait l’alcool mauvais et, de toute façon, très mauvais caractère, même à jeun.
Antoinette n’avait jamais accepté la présence de sa tante qui s’était installée chez eux après la mort de sa mère. Cette vieille fille acariâtre et mesquine qui approchait la soixantaine avait un visage flasque flanqué d’un minuscule nez crochu qui la faisait ressembler à une chouette. Sa laideur faisait fuir les hommes. Sa méchanceté et sa jalousie maladive lui attiraient l’animosité des femmes. Dans l’atelier de la sucrerie où elle remplissait des boîtes, personne ne lui adressait la parole. Rite ne manquait jamais une occasion de rabaisser sa jolie nièce aux yeux d’opale, à la longue chevelure brune et soyeuse, à la bouche dessinée pour ravir des baisers aux galants.
– Écrasé, qui est écrasé ? s’enquit le père de sa voix bourrue.
Il releva ses lunettes rondes sur son front dégarni et ses yeux se plantèrent dans ceux d’Antoinette.
– C’est l’air qui nous écrase, répondit Antoinette en se maudissant d’avoir élevé la voix.
– L’air nous écrase ! Quelle est cette bêtise ? s’écria Rite. Tu ferais mieux d’arrêter de te pourrir la cervelle avec ton livre d’hospitalière. Je te le dis pour ton bien, apprends plutôt à faire des conserves et à coudre. Bientôt, tu seras mariée et engrossée… Bon débarras, ajouta-t-elle.
Le sang d’Antoinette ne fit qu’un tour.
– Ça te va bien de parler mariage, répliqua-t-elle. Personne n’a jamais voulu de toi. Pas même le curé comme servante. Et c’est heureux pour la paroisse. À ta vue, les saints se seraient détournés de nous. On dit que tu portes malheur et je le crois.
– Sale petite garce !
Tante Rite s’était levée, montrant toutes ses dents usées et gâtées, prête à se jeter sur sa nièce. Richard leva la main. Elle se laissa tomber sur sa chaise de paille. Elle craignait son frère qui avait déjà menacé de la renvoyer dans sa bicoque humide à Bazoches-sur-Vesle où elle avait contracté ses rhumatismes.
– Suffit vous deux, j’en ai assez de vos disputes. Toi, la Rite, n’oublie pas que tu es sous mon toit et toi, la Toinon, que tu dois le respect à ta tante. Tu t’abrutis avec tes machins sur la santé. Si tu te figures que tu vas devenir une sœur infirmière, tu te fais des illusions. Je te marierai à Michel quoi qu’il arrive. S’il le faut, je te traînerai par les cheveux jusqu’à l’autel.
– Mais, père !
– Il n’y a pas de père qui tienne, referme ce livre. Il y a des lectures plus instructives. Ouvrez vos esgourdes, femmes, commanda-t-il en se penchant sur son journal, L’Homme libre, posé sur la table.
Pour s’éclaircir la voix et prendre le ton d’un élu du Parlement, il se servit un verre de gnôle qu’il vida d’un trait. L’article était de Georges Clemenceau, cet « ancien briseur de guerre » qu’il ne portait pas dans son cœur, mais qui parlait vrai.
On peut discuter, ergoter, construire, avec des si, des châteaux d’hypothèses, on peut se livrer aux recherches des moyens d’atermoiement, on peut charger celui-ci, décharger celui-là, s’en prendre à Guillaume II, au comte Berchtold, aux diables d’enfer, à tout ce qu’on voudra, deux points sont hors de toute discussion possible : 1) l’Europe s’est laissé prendre en plein désarroi ; 2) l’Autriche, en donnant quarante-huit heures à la Serbie pour s’anéantir devant elle, avec ou sans résistance militaire, a marqué de façon suffisante, pour tout ce qui peut rester d’hommes de bon sens, qu’elle avait décidé de forcer l’événement à tous risques, et qu’elle acceptait, avec l’Allemagne, toutes les conséquences de sa résolution…
Ce bla-bla lui entrait par une oreille et lui ressortait par l’autre sans laisser de trace. Antoinette n’écoutait plus son père depuis longtemps. Elle en avait assez d’entendre parler de la revanche de 1870 et de combines politiques. Son père récupérait les journaux à la mairie et lui servait des plâtrées d’articles à mille lieues de ses préoccupations journalières. Lui et son ami, le maire Octave Arnoux, croyaient à la guerre ; la France retrouverait son honneur perdu. Antoinette pensait que tout cela n’était que rodomontades. Pourtant, comme tous les Français, elle souhaitait de toute son âme que l’Alsace et la Lorraine soient à nouveau rattachées à la mère patrie et que la Serbie échappe à la destruction. Il y avait sûrement un moyen d’éviter le carnage.
Ce ne semblait pas être l’opinion de l’académicien Alfred Capus qui, dans Le Figaro que venait d’ouvrir son père, écrivait :
En quelques heures vient de surgir brusquement la question supérieure de vie ou de mort, la guerre.
La voix de Richard avait tonné comme un canon. Le mot « guerre » avait tiré tante Rite de sa somnolence ; ce projectile explosa dans l’esprit rêveur d’Antoinette et la ramena dans la salle à manger au plafond noirci. La suite de l’article attira son attention.
La guerre ? si improbable encore – Dieu merci – qu’elle soit et si éloignée peut-être de nous par je ne sais quelles forces mystérieuses et bienfaisantes, n’effraye personne en notre pays. Nous sommes depuis deux ans déjà comme familiarisés avec elle et prêts à en supporter l’horreur… D’instant en instant, les nouvelles vont nous arriver, rassurantes ou, au contraire, tragiques. Elles nous trouveront confiants et forts et le cœur préparé à défendre la patrie, s’il le faut et si les efforts pour la paix demeuraient vains.
3
Le minotaure
Le drap rouge de l’aube se retirait peu à peu. Antoinette marchait d’un pas alerte à travers le champ des Marceau. Les blés étaient hauts, cuivrés, bientôt d’or sous l’effet de l’alchimie des rayons du soleil. Ils sentaient bon la rosée. Antoinette les humait, les caressait du regard en songeant à de blanches farines et à de gros pains croustillants. Ils représentaient, avec les betteraves et les vaches, toute la richesse de Baslieux, son passé et son avenir, mais elle ne se casserait jamais le dos, ne se salirait pas les chaussures dans les sillons, ne verrait pas s’envoler les brins de paille des vans.
Sa mère s’était usée prématurément sur ces terres qui déroulaient leurs carrés vert et jaune jusqu’au Chemin des Dames. Son père vendait ses bras aux propriétaires quand venait le temps d’arracher les betteraves, car sa maigre paye de garde champêtre ne suffisait pas. Ce manque d’argent l’avait décidé à faire engager sa fille à la chapellerie. Le jour de ses treize ans, Antoinette avait pris le chemin de Fismes, angoissée à l’idée de travailler dans une usine réputée dure. Pendant des mois, elle avait regretté l’école et de ne pas être entrée au collège Sainte-Macre pour poursuivre ses études car, première de sa classe, elle avait obtenu très facilement son certificat. Elle ne suivrait jamais la voie de Julie-Victoire Daubié, la première bachelière de France, qui avait milité pour le vote des femmes cinquante ans plus tôt. Et puis on n’avait pas besoin du bac pour devenir infirmière ; elle servirait les hommes et Dieu. Elle n’envisageait rien d’autre.
Trois kilomètres séparaient Baslieux de Fismes. La pente était douce. Elle menait à la rivière serpentant entre les arbres vénérables peuplés d’oiseaux. Busseroles, rouges-gorges, tarins et jaseurs trillaient joyeusement, enchantant le cœur de la jeune fille. La Vesle roulait ses eaux vertes entre les berges abruptes. On ne pouvait la franchir qu’au pont de Fismes car elle était vive et profonde. Antoinette retrouva les habitués qui se rendaient aux usines, à la gare, au marché. Elle lançait des bonjours, décochait des sourires, ébouriffa la tête d’un garçonnet qu’elle rencontrait toujours avant le faubourg de Fismette.
– Alors, Raymond, ce sucre ? demanda-t-elle.
– J’y ai plus le droit, ça gâte les dents, mais j’en mange quand même. Enfin, quand je peux. Le chef Bonnard m’a à l’œil. C’est qu’il me donnerait du bâton, le bougre.
Il se mit à rire. Il travaillait à la sucrerie Marcherez, Goumart et Cie. Il y passerait probablement sa vie, perdant toutes ses dents et sa vue.
– À demain, dit-il en se dirigeant vers la vieille sucrerie construite sous le règne de Louis XV.
Antoinette avait de la peine pour le petit Raymond. La bâtisse vétuste était lugubre avec son toit de tuiles noircies surmonté d’une imposante tuyauterie piquée de rouille et d’une cheminée calcinée. Elle engloutissait des tonnes de betteraves chaque jour, que les ouvriers transformaient en sucre à une cadence infernale.
Antoinette se sentait privilégiée. La chapellerie était le plus beau complexe industriel de la région. Sa cheminée rouge, symbole de sa puissance, s’élevait si haut qu’on l’apercevait à six kilomètres à la ronde. La jeune fille fixa son regard sur ce canon pointé vers le bleu laiteux du ciel comme un défi. Crépi de blanc, le bâtiment principal de deux étages mordait dans la Vesle, face aux lavoirs flottants d’où montait le chant des lavandières de l’aube. Antoinette les écouta en soupirant.
Au bruit de mes pas, votre bouche
Se crispe, d’un grand air farouche,
Et votre œil flambe de courroux,
Petite brunette aux yeux doux !
Ah ! quand tout aime et que tout chante,
Pourquoi faites-vous la méchante
Et pourquoi me repoussez-vous,
Petite brunette aux yeux doux ?
Les chansons d’amour la déprimaient. Elle se souvenait d’un gentil jeune homme, un journalier qui offrait ses services aux paysans. Étienne, il s’appelait. Il venait d’Épernay où il avait taillé des vignes et lui avait conté fleurette derrière l’église alors qu’elle n’avait pas quinze ans. À leur troisième rendez-vous, le père et deux de ses copains de bar l’avaient chassé de Baslieux. Ce jour-là, Richard Rigaud avait décidé de marier sa fille à Michel Mahet.
Et ce Mahet de malheur attendait Antoinette, sa promise, dans la chapellerie.
Anxieuse, elle franchit la porte de fer, passa sous le grand chêne à l’ombre duquel les ouvriers se rassemblaient pour le casse-croûte de midi et pointa dans la cabane où le vieux contrôleur Henri, à la barbe jaunie par le tabac et la chique, tenait le registre des horaires.
– Alors, ma belle, on te verra avec ton tambour au 14 juillet ? lui demanda-t-il en mastiquant sa gomme.
– Oui, j’y serai.
– Et au bal ?
– On verra.
– Si tu viens, je te ferai valser.
Le visage d’Antoinette s’assombrit ; ils étaient nombreux à vouloir la faire tourner sous les lampions de la salle des fêtes, mais Michel veillerait à ce qu’aucun mâle ne s’approche d’elle. L’an passé, il s’était battu avec un mécanicien qui avait osé l’aborder à leur table. Cette empoignade avait provoqué une bagarre générale. Elle craignait que cela ne se reproduise.
Elle se joignit à la file des collègues et s’engouffra dans le temple du chapeau. L’odeur des laines et des acides lui chatouilla les narines. Ici, les chapeliers, détenteurs de secrets séculaires, confectionnaient les plus beaux feutres de la région, donnant une âme aux vêtements des bourgeois et des ouvriers. La chapellerie de Fismes rivalisait avec les célèbres usines de la haute vallée de l’Aude.
Les hommes des équipes de cinq heures étaient déjà en sueur. Ils faisaient corps avec les machines. Bielles, rouages, poulies, chaînes, engrenages… Tout un univers de vibrations, de chocs et de grincements. Comme chaque matin, Antoinette fut fascinée par le mouvement sans fin de la laine happée par les mâchoires, cardée, étirée en fils qui s’entremêlaient et se transformaient aussitôt en bandes de feutre immaculées. M. Philippe Marmandier, le chef du personnel, grand érudit, leur rappelait sans cesse que le métier de chapelier était noble. Le chapeau, affirmait-il, avait de l’avenir. Et il devenait lyrique dans ses explications. Comment aurait-il pu mourir, après avoir été pschent des pharaons, tholia des belles Grecques, pétase sur le front du dieu Hermès, hennin enrubanné, pouf aux sentiments dans les jardins de Versailles, turban, haut-de-forme, melon ?
Antoinette s’était fait une vague idée de l’histoire du chapeau en contemplant les gravures accrochées dans les couloirs de la direction quand elle se rendait chez le payeur en fin de semaine. La chaleur l’accabla lorsqu’elle passa devant la fonderie où étaient coulés les moules destinés aux formes des chapeaux.
Puis elle le vit, lui, le chef d’équipe principal, qui contrôlait à tour de rôle tous les ouvriers de l’usine, et en eut un pincement au cœur. Michel Mahet aidait un jeune homme ; il s’arc-boutait sur une forme de toute la puissance de ses muscles gonflés. Le faisceau des tendons saillait sur son cou de taureau ; sa tête carrée, découpée à coups de burin, s’empourprait. Il posa ses yeux injectés de sang sur elle.
– Bonjour, ma Toinon, lança-t-il.
À la chapellerie, tout le monde l’appelait Toinon, mais la voix rauque de cet homme déparait le charme de ce prénom fait pour le soleil du Midi. Elle passa son chemin sans lui répondre et fila vers l’atelier d’emballage où elle retrouva les cinq équipes féminines. Plus de cinq cents chapeaux melons empilés attendaient d’être rangés dans les caisses. Les ouvrières, âgées de douze à soixante-dix ans, s’échangeaient des nouvelles d’une table à l’autre. Les ragots fusaient souvent en une escalade de chamailleries qui se terminait parfois par des bagarres. Elles pouvaient en venir aux mains au sujet de leurs rivalités amoureuses.
Antoinette s’assit face à Christiane Lemoine, sa collègue et amie, une fille bonasse et potelée à la frimousse tachée de points de rousseur et au doux regard de biche.
Elles se mirent à parler de tout et de rien tout en examinant les couvre-chefs. Un quart d’heure après, on ne s’entendait plus ; les piaillements emplissaient la salle. Et comme d’habitude, la voix tonitruante et caverneuse du chef d’équipe mit fin à la cacophonie :
– Assez de bavardages ! Si vous ne maintenez pas la cadence, je vous mets à l’amende !
Toutes se turent. Elles craignaient le chef d’équipe principal qui en avait renvoyé plus d’une dans sa campagne. Michel Mahet avait tous pouvoirs. Il exerçait son droit de cuissage sur les plus naïves à qui il promettait de l’avancement, terrorisait celles qui se rebiffaient et, à l’occasion, partageait les plus délurées avec le sous-directeur, M. Talbot, après la fermeture de l’usine.
Tandis que Christiane piquait du nez, Antoinette faillit arracher le ruban du melon qu’elle examinait. Michel déambulait entre les tables comme un animal sauvage en quête d’une proie. Sa casquette de chef enfoncée jusqu’au ras des sourcils, qu’il avait drus et fournis, faisait de l’ombre à ses yeux de braise. Il observait les nuques et les fronts inclinés, heureux d’exercer son autorité sur ces pauvresses.
– Je veux entendre les mouches voler, dit-il avec un sourire satisfait.
Les ouvrières sentaient son odeur d’alcool et de sueur et frémissaient à l’idée d’être coincées dans un coin sombre, pelotées par ses grosses pattes, et de devoir caresser sa tige. Il s’approcha d’Antoinette et de Christiane. Cette dernière était blême.
– Comment va, la Christiane ? demanda-t-il.
– Comme elle peut, Mahet ! répondit sèchement la jeune femme.
Mahet se rembrunit. Il n’aimait pas que les femmes l’appellent par son nom sans le faire précéder par un respectueux « monsieur ». Surtout quand c’étaient des petites salopes du genre de Christiane, des filles sans instruction vivant dans la paille et dans la bouse. Cette rousse, il l’avait culbutée à plusieurs reprises sur les ballots de laine de l’entrepôt ; il en avait tiré des plaisirs fades. Elle ne prenait aucune initiative, se contentait d’écarter les cuisses et ne réagissait pas à ses coups de boutoir. Sa grosse poitrine laiteuse ne l’excitait plus, il la pétrissait sans conviction. Il n’en serait pas de même avec Toinon. La fille de son ami Richard, le garde champêtre, avait un tempérament de feu, il suffisait de la voir jouer du tambour.
Il oublia la Christiane et riva son œil lubrique sur les seins de Toinon. Une émotion le saisit, faisant monter son désir. Il la contemplait avec un tel appétit qu’elle en était gênée. Chaque parcelle de peau était une cible qu’il visait. Il avait une folle envie d’embrasser cette bouche aux lèvres pleines tout en glissant une main fiévreuse dans le corsage. Il s’imaginait caressant les rondeurs, retroussant la robe et les jupons pour glisser son museau entre les cuisses ouvertes.
Antoinette ne supportait plus ce regard possessif ; elle releva la tête et lui montra combien ses traits pouvaient être durs. Elle ne lui laissait aucun espoir, mais il se sentait dans son bon droit. Il la materait un jour où l’autre, avec l’assentiment de son père.
– Après les moissons, tu auras le sourire, dit-il en s’éloignant.
Quand il quitta la salle, Christiane se mit à pleurer.
– Christiane, mon Dieu ! Qu’as-tu ?
Christiane marmonnait des mots incompréhensibles entre ses sanglots.
– Dis-moi, je t’en prie, insista Antoinette en la prenant par les épaules pour l’éloigner des oreilles indiscrètes.
– Je… j’attends… Je suis enceinte. Oh Toinon, c’est lui qui m’a mis la graine dans le ventre.
– Qui, lui ? demanda Antoinette.
– Ton Michel.
– Ce n’est pas mon Michel ! répliqua rageusement la jeune fille en entraînant sa compagne vers l’extérieur.
Elles disparurent sous les regards curieux des ouvrières. La question était lancée. Quelle peine frappait Christiane ? Chacune avança une hypothèse. En quelques minutes, on ne s’entendit plus à nouveau.
– Mahet va nous sucrer la prime si nous ne retournons pas à nos postes, gémit Christiane.
– On s’en fiche de la prime !
Elles se réfugièrent derrière un chariot chargé de caisses.
Là, Christiane s’effondra et versa des flots de larmes. Elle hoquetait, tremblait, se tordait les mains. Antoinette la serra contre elle.
– Calme-toi, tu ne vas pas mourir.
– Je préférerais mourir. Je vais m’en débarrasser, je te le jure ! Sinon, on me montrera du doigt, on me traitera de putain. Tu connais les gens d’ici. Si je le garde, il ne me restera plus qu’à m’exiler à Paris et devenir lingère pour nourrir mon bâtard. Non ! cela n’arrivera pas. Faut que j’avorte !
– Seigneur ! s’écria Antoinette en se signant et en pensant à toutes les conséquences de cet acte désespéré.
– J’ai tout prévu, continua Christiane en retrouvant peu à peu son assurance. Après-demain, la Tisseire s’occupera de mon ventre.
– Après-demain ? Mais c’est le 14 juillet !
– Justement, j’ai dit à mes parents que j’irais à Braine rendre visite à mes cousines. La Tisseire prend quinze francs pour faire des anges.
Antoinette frissonna. Germaine Tisseire était une empailleuse de chaises qui vivait dans une ancienne ferme le long de la voie ferrée, à trois kilomètres de la gare de Fismes. Elle appartenait à une lignée de guérisseuses, mais elle avait fait sa réputation en vendant des filtres d’amour et en sauvant l’honneur des jeunes filles engrossées. Des fœtus, elle en avait enterré des dizaines dans les bois.
– Je ne t’abandonnerai pas, je te rejoindrai après le défilé.
– Merci, oh merci, lâcha Christiane en se remettant à sangloter.
Antoinette était aussi au bord des larmes, mais ce n’était pas que par compassion. La colère pressait sa conscience. Ce salopard de Michel Mahet devait payer, d’une façon ou d’une autre.