Jean-Pierre Chevènement
La question de la Corse, c’est la question de la France
Intervention dans le débat sur le projet de loi relatif à la Corse
À l’Assemblée nationale, le mardi 15 mai 2000
M. Jean-Pierre Chevènement – Lorsque j’ai pris connaissance, le 19 juillet 2000, du projet de relevé de conclusions qui allait être soumis le lendemain aux élus de l’Assemblée de Corse, j’ai indiqué à M. le Premier ministre que je ne porterais pas devant le Parlement le projet de loi qui vous est soumis.
En effet, ce qui peut apparaître comme un bricolage institutionnel nous entraînerait en réalité dans un engrenage mortel. Le projet l’indique dans son exposé des motifs : il est inséparable d’une révision constitutionnelle en 2004, explicitement prévue par les accords de Matignon, pour satisfaire aux exigences des indépendantistes. Cette réunion octroierait à la Corse un pouvoir législatif propre et un statut de territoire d’outre-mer après suppression des départements. Elle ne pourrait s’opérer que par voie de référendum, en l’absence d’une majorité des trois cinquièmes au Congrès. Référendum dont il n’y aurait d’autre précédent que sur l’Algérie et sur la Nouvelle-Calédonie, et qui ne manquerait pas de creuser encore plus le fossé entre une Corse apeurée et une opinion continentale lassée, qui se dirait, comme un jour l’a exprimé un Raymond Barre excédé : « S'ils veulent l’indépendance, qu’ils la prennent! »
Ce projet est donc le hors-d’œuvre d’un menu que vous devez accepter ou refuser en bloc. En le votant, vous devez savoir que vous prendrez un engagement pour le futur, dont ni Lionel Jospin ni Jacques Chirac ne pourraient facilement se délier.
Pour utiliser une comparaison qui parlerait sans doute à M. Talamoni – que je n’aperçois plus dans les tribunes –, c’est une bombe à retardement dont le minuteur est réglé sur 2004. (Applaudissements sur les bancs du groupe RPR, du groupe UDF et du groupe DL.)
Ce texte que le Gouvernement s’efforce de rendre anodin, en prétendant en limiter les risques d’inconstitutionnalité, est d’abord un leurre, un exercice d’illusion à l’intention de ceux qui voudront bien se laisser convaincre qu’il pourrait permettre le retour à l’ordre républicain et à la paix civile. Qui ne le souhaiterait?
Dans l’exposé des motifs, le Gouvernement, se prévalant d’une « démarche transparente », se fixe trois objectifs : d’abord « mettre un terme à la violence et assurer la paix civile » ; ensuite « enraciner durablement la Corse dans la République» ; enfin « clarifier les responsabilités dans la gestion des affaires de l’île ».
Si je défends la question préalable, c’est que la démarche qui a présidé à l’élaboration du texte n’est nullement transparente…
M. Pierre Lellouche – Très bien.
M. Jean-Pierre Chevènement – ... qu’il ne répond à aucun des objectifs qu’il se fixe et qu’il aurait, non seulement pour la Corse, mais pour la République tout entière, des conséquences funestes. Car ce qui est en cause ici, ce n’est pas tant le règlement du dossier corse que la crise de la France en tant que nation politique, en tant que « communauté de citoyens », vouée par les prophètes du post-national à s’effacer dans une Europe des régions.
D’abord, ce texte n’est pas le fruit d’une démarche transparente mais d’un pacte implicite.
Le Gouvernement, depuis juin 1997, suivait une politique claire : il s’agissait de « faire appliquer la loi républicaine en Corse comme partout ailleurs sur le territoire de la République ». Le retournement de la politique gouvernementale le 30 novembre 1999, la levée du préalable de la renonciation à la violence, l’érection de l’Assemblée de Corse en matrice d’une volonté générale dans l’île, le choix de débattre avec ses élus, y compris avec les indépendantistes de Corsica Nazione qui n’avaient pas condamné la violence, n’ont jamais été clairs à mes yeux. Un récit publié ce matin par Libération, et dont je ne sais s’il est corroboré par les faits, ne peut que renforcer ce sentiment.
Ce retournement fut-il l’effet à retardement de la ridicule affaire des paillotes? Je n’y ai jamais cru une seconde. Certes, ce fut un mauvais coup porté à l’État par ceux qui étaient chargés d’en faire appliquer les lois. Mais, comme l’a fort bien dit sur le moment le Premier ministre : « C'est une affaire de l’État. Ce n’est pas une affaire d’État. » L'incendie de la paillote, surmédiatisé, a surtout été le prétexte saisi par tous ceux qui ne rêvaient, à droite comme à gauche, que d’un retournement de la politique de l’État en Corse.