INTRODUCTION
Festival de Cannes 2006 : Wong Kar-wai en est le premier président « chinois ». Or le palmarès couronne plusieurs films « engagés », relatifs à l’Histoire. Ken Loach reçoit la palme d’or pour Le Vent se lève, qui met en scène la guerre d’indépendance de 1920 menée par les républicains irlandais contre les troupes d’occupation britannique. De même, deux années auparavant, à ce même festival, le documentaire de Michael Moore, Fahrenheit 9/11 remporte la palme pour une œuvre politique satirique qui évoque les attentats de 2001 à New York et les enjeux historiques américains contemporains. À cette même session de 2004, le film intitulé 2046, du cinéaste « hongkongais » Wong Kar-wai est en compétition, ce qui souligne la dimension mondiale de ses œuvres, plusieurs fois sélectionnées et ouvertes à un large public.
Ces deux films divergent très fortement, tant dans le genre choisi que dans l’esthétique mise en œuvre. Pourtant, tous deux évoquent dans leur titre une date historique et Wong Kar-wai insère deux plans d’images d’archives documentaires dans son œuvre : le texte et les images de l’Histoire sont apposés fugitivement dans la matérialité cinématographique de l’œuvre.
La date de Fahrenheit est explicite pour tout spectateur. Celle choisie par Wong est transparente pour un spectateur oriental. Dans les deux films, le titre fait référence de manière affichée à l’Histoire. Néanmoins, la date 2046 doit être déchiffrée par un public occidental.
Le devenir historique de Hong Kong est en effet marqué par un changement de souveraineté à venir ou advenu (selon la date de sortie des films). La colonie britannique devait être « rendue » à la République populaire de Chine et sa rétrocession était programmée au premier juillet 1997. La Chine a d’abord cédé Hong Kong à perpétuité à la Grande Bretagne après la première guerre de l’opium (1840-1842) lors du traité de Nankin, ainsi que la péninsule de Kowloon après la seconde guerre (1856-1860). En 1898, ces territoires colonisés sont accordés à la puissance occidentale pour une durée arrêtée de 99 ans. Ces traités sont qualifiés de « Traités inégaux », dès 1923, par les nationalistes. En 1982, démarrent les négociations sino-britanniques sur les modalités de ce retour (au moment même où se dessine un renouveau du cinéma hongkongais). Lorsqu’il advient, en 1997, le gouvernement chinois promet de maintenir les institutions mises en place par le pouvoir colonial britannique pour une durée de cinquante ans. Le titre du film évoque donc le seuil d’un changement historique programmé en 2046-2047. Or un fragment de cette promesse est inséré dans le générique de fin. Il faut être particulièrement vigilant pour le déceler parce qu’il est peu audible et recouvert partiellement par des voix cantonaises. La référence immédiatement historique à la situation singulière de l’île est affichée, mais se trouve dans les marges du film.
Au sein de l’œuvre, le sens de « 2046 », nombre omniprésent, s’échappe vers d’autres significations que celle qui fait signe vers l’Histoire. Elles sont plurielles et semblent à première vue diverger l’une de l’autre. « 2046 » désigne deux chambres d'hôtel, comme espace des relations amoureuses. C'est aussi le titre d’un roman de science-fiction rédigé par le personnage principal, écrivain, et un espace-temps du futur dans son second texte, intitulé 2047.
Au sein du film domine l’apparente éviction de l’Histoire au profit d’une représentation des liens amoureux et de l’écriture. Cela correspond en outre à la lecture la plus largement répandue du travail du réalisateur.
Ses films sont d’abord interprétés comme une réflexion sans cesse réjouée sur l’amour impossible, à travers le rapport problématique de l’être au temps et à l’altérité. Wong filme la vie affective de personnages qui ne cessent de se croiser à travers des intrigues souvent multiples. Ceux-ci se rencontrent parfois mais parviennent rarement à tisser des liens dans la durée et l’accomplissement. En parallèle, une lecture d’ordre philosophique s’en dégage : l’interrogation de la notion de « sujet » dans son rapport à lui-même et au sexe opposé s’enracine dans une réflexion sur la temporalité. Elle est fracturée et filmée de manière obsessionnelle à travers des dates récurrentes, des horloges ou des décomptes.