Au premier mars mille neuf cent soixante-treize, plus aucun fourgon n’avait passé la porte. Personne ne s’était assis au café Les Platanes, juste au coin de la rue, dans l’attente d’une visite. La prison était vide. Au-dessus du porche d’entrée, adossé au drapeau français, un panneau disait : Terrassement. Démolition. Entreprise Bonaldy.
Un chantier préparait l’oubli.
Puis les ouvriers étaient venus, ils avaient disparu derrière les murs. Ils étaient les derniers sur ce continent désert et ils voulaient voir avant de démolir. Alors ils avaient marché sans parler, sans outils, ils avaient regardé à travers l’œilleton grillagé des portes désormais ouvertes, mesuré de quelques pas l’espace d’une cellule à trois lits, plissé les yeux devant des graffitis, traversé des couloirs, des passerelles qui menaient de la cellule au parloir, de la cellule à l’atelier, de la cellule à la chapelle. Dans la grande salle dominée par un pupitre sur une estrade, ils avaient pensé au réfectoire, à l’atelier, à ce qu’on mange en prison, à ce qu’on y fait et à ce qu’on n’y fait plus, ils avaient deviné le ballet des religieuses menant les enfermées, le bruit des serrures et des loquets qu’on abaisse. La Petite Roquette murmurait encore.
Telle la mer à marée basse, elle dévoilait pour eux la trace de ceux et de celles que le siècle écoulé avait jetés là. Des enfants d’abord, jeunes vagabonds, voleurs ou mendiants. Ils avaient défié la police, les chemins de fer, l’autorité de leurs pères, ils avaient de six à vingt ans et avaient gravé dans la pierre des cœurs transpercés d’une épée, signés d’un M.O.V. Courage et sang. M.O.V. ça devait vouloir dire : Mort aux vaches. Des femmes ensuite, trop dures ou trop faibles, meurtrières, voleuses, putes, faiseuses d’anges, proxénètes, droguées, politiques ou juste coupables de chèques sans provision. Des rideaux fleuris pendaient encore devant leurs barreaux. Les démolisseurs y avaient vu des regrets cousus main, un vieux rêve d’intérieur, un éternel féminin qui toujours semble attendre quelqu’un. Ils avaient effleuré sans un commentaire.
Au bout d’une heure, ils avaient même cru voir passer le temps tel un vieux gardien poursuivant sa ronde malgré le départ des détenues, ils entendaient sa récitation, les années, les mois, les semaines et les jours, cellules fermées à 19 heures, extinction des feux à 21 heures.
Il faut être dehors pour croire le temps insaisissable.


Un matin, le tic-tac avait commencé, assourdissant, commandé depuis le ciel. Les grues étaient fin prêtes, elles avaient déployé leurs flèches. D’en haut, elles avaient regardé une dernière fois leur proie, vieille prison ronde dessinée comme une roue de vélo par un architecte d’un autre âge qui bâtissait aussi des églises.
L’arrogance changeait de camp.
Au bout d’un câble, un énorme boulet d’acier se balançait. Il allait et venait, il tapait, trouait, éventrait. Il visait au centre ; le réfectoire, la chapelle, l’infirmerie, les ateliers, le parloir, puis de plus en plus large ; la première, la deuxième, la troisième tour de guet. La citadelle s’accrochait sur ses fondations. Elle n’était pas peu fière de ses états de service. Parfois le soir, une fois le chantier éteint, une tour à moitié éventrée laissait voir ses cellules aux portes enfoncées, ça ressemblait au sourire sans dents d’une sorcière agonisante. Mais dès le lendemain, la grue reprenait son travail, le boulet son élan, et la prison s’affaissait dans un épais nuage de poussière grise.
Elle ne fut bientôt plus qu’un immense champ de gravats, dont il restait l’enceinte, six mètres de pierres noires qui tomberaient à la fin. Alors le portail avait été ouvert pour laisser passer les semi-remorques et les camions à six roues chargés des tonnes de pierres. Ils partaient à une vingtaine de kilomètres à l’est de Paris, on construisait là-bas une ville nouvelle.
Certains voisins depuis toujours intimidés par la citadelle avaient profité du va-et-vient pour s’aventurer à l’intérieur. Ils avaient longé les traces de pneus incrustées dans le sol, ils étaient entrés sur le chantier et ils étaient restés au bord, les yeux posés sur le vide. Ils n’étaient pas tristes mais ils perdaient un repère, une prison fière et ombrageuse. Ils se rappelaient que quiconque passait dans le quartier levait toujours la tête pour la regarder, que Delon et Gabin avaient tourné là ensemble, et ils n’avaient pas oublié les gros titres de la presse, l’émoi dans le quartier, quand six détenues s’évadèrent. C’était il y a longtemps, en pleine guerre d’Algérie, elles étaient accusées d’aider l’ennemi, elles avaient scié un barreau au lavabo, bricolé une corde avec leurs draps, leur bas de soie et du fil électrique et finalement voué la Petite Roquette à la destruction. Car une prison n’est plus une prison quand le sexe faible se met à faire le mur.