I
Un été à Hossegor
« Il y a de très jolies filles à Clermont.
Malheureusement on ne les voit pas souvent. »
Éric Rohmer,
Ma nuit chez Maud.
Quand Anne Pingeot était encore petite fille, toute la ville se retournait sur un personnage influent de la Ve République. Ses parents le fréquentaient, s'agaçaient en silence de son assurance un peu hautaine, de ses manières voyantes et si peu auvergnates. L'homme est ambitieux et séducteur. Il est député puis secrétaire d'État à trente-trois ans. Il aime les femmes, le pouvoir et veut moderniser la France. Ses persévérances de Rastignac sont vite récompensées. Il est élu président de la République. Il s'appelle Valéry Giscard d'Estaing.

Le berceau des Pingeot se situe en effet à Clermont-Ferrand, à quelques kilomètres de Chamalières, le fief des Giscard d'Estaing. L'hôtel particulier bordé d'un parc de la rue de l'Oratoire, au pied de la cathédrale en pierre de Volvic, signe la réussite d'une famille qui doit tout à la révolution industrielle. À Clermont, on appartient de près ou de loin, souvent comme ouvrier, parfois comme ingénieur, à la grande famille du pneu et du caoutchouc. Chez les Pingeot, on est industriel de père en fils, cousins et sous-traitants des Michelin, pour lesquels on fabrique des accessoires automobiles : valves, crics, boulons...

L'entreprise, qui prend en 1919 le nom de Pingeot et Cie, est dirigée par Henri, le grand-père d'Anne. On devra quelques années plus tard à ce gros fumeur le premier briquet à gaz, qu'il fait fièrement breveter. Son épouse, Gabrielle Chambriard, met au monde deux garçons. Pierre, le second, naît le 22 juin 1915. Trajectoire impeccable. Il fréquente « Massillon », l'école de jésuites de la ville, puis, baccalauréat en poche, monte à Paris. Le futur grand-père de Mazarine, bel homme taillé dans le roc, rejoint l'entreprise familiale à Clermont en 1941. La même année, il se marie avec Thérèse Chaudesolle – petite-fille d'Émile Fayolle, gloire de la famille, qui gagna son bâton de maréchal en 1921, avec Lyautey et Franchet d'Esperey.

Le couple Pingeot mène une vie de grands notables de province, entre dîners, parties de bridge ou de tennis, et l'éducation de leurs cinq enfants. En 1947, Pierre devient P-DG des Établissements Pingeot-Bardin, qui se diversifient : fabrication de pièces en laiton pour voitures et d'accessoires pour vélos. Les affaires roulent dans la capitale du Puy-de-Dôme. Et les honneurs affluent : conseiller à la Banque de France, vice-président de la Caisse d'épargne de Clermont... Le père d'Anne préside aussi le très chic Automobile-Club d'Auvergne, le golf de Royat-Charade, fonde le célèbre circuit aux cinquante et un virages, où la bonne société locale a ses habitudes. Il est membre du Rotary-Club, que son frère aîné, Jacques, a créé, tout en régnant sur la puissante chambre de commerce de Clermont-Ferrand-Issoire.

Les familles Michelin et leurs alliées sont connues pour leur traditionalisme revendiqué et leur paternalisme conservateur. Jardins d'enfants, écoles, coopératives, cérémonies funéraires, ici, on est Michelin « du berceau au cercueil ». Le progressisme n'est pas le fort des familles du « pneu ». Le catholicisme y est sédimenté, voire rétrograde. Le dimanche matin, rendez-vous à la messe, à la cathédrale ou à Notre-Dame-du-Port. L'après-midi, les familles descendent des contreforts de Chamalières pour se croiser sur la promenade, rue Blatin. Au gré des dîners en ville, des réceptions d'affaires et des soirées de charité, Pierre Pingeot, incarnation de la bourgeoisie auvergnate, croise régulièrement les Giscard d'Estaing. Le dimanche, les Pingeot viennent prendre le thé dans le château de Chanonat, au sud de Clermont, distant de cinq kilomètres de leur grosse maison familiale de Saulzet-le-Chaud.

C'est dans ce petit milieu cossu, cultivé et qui se suffit à lui-même, dans ce monde où le secret – industriel, familial – a valeur de vertu cardinale, que naît Anne Pingeot, le 13 mai 1943. Anne ressemble aux jeunes filles de bonne famille de l'époque : discrète, studieuse. Ici, on apprend à être couleur muraille, celle de la pierre de lave des maisons clermontoises. On aperçoit de temps en temps l'adolescente à vélo, à la sortie de la messe, longue jupe bleu marine plissée à peine affolée par le vent, jumelle brune de Marie-Christine Barrault dans Ma nuit chez Maud. Entre le lycée Jeanne-d'Arc pour jeunes filles et sa maison de la rue de l'Oratoire, elle retrouve ses amies aux goûters de cinq heures, au cours de dessin privé Levée ou au club d'équitation.