PREMIÈRE PARTIE
1
Mais sois assuré de ceci
faire le bien ne sera jamais notre tâche ;
faire le mal sera toujours notre délice.
Lucifer rassurant Belzébuth sur ses projets d'avenir.
Dimanche 31 décembre 1899.
Villa Tricotin.

Les aiguilles de l'horloge Universelle piquaient neuf heures vingt du matin lorsque l'ulcère gastro-duodénal du Dr Carolus Tricotin perfora son péritoine.
Une forte crampe le raidit sur le fauteuil ; il lâcha son Waterman, son front se perla de sueur tandis que ses mains et ses pieds se refroidirent. Palpant son abdomen, il le trouva dur, ballonné, douloureux à la pression, autant de vilains signes.
Il se traîna jusqu'au laboratoire qui jouxtait le cabinet de consultation ; les murs et le plafond laqués de blanc donnaient l'impression de pénétrer dans une lumineuse bouteille de lait ; une double porte-fenêtre s'ouvrait sur la cour intérieure et le verger.
La neige tombait depuis la veille et la tombe sans croix de Domenico Benvenuti, le pendu de la famille, disparaissait sous une accumulation de milliards de flocons à six branches. En partant plus tôt que d'habitude, les hirondelles n'avaient point menti ; le dernier hiver du siècle était particulièrement rude.
Gêné dans ses manipulations par l'arthrite qui lui déformait les doigts, il réussit à diluer dix grammes de bismuth dans de l'eaupure et les avala d'une seule déglutition (gloup). Mais son estomac troué n'en voulut point ; il vomit dans l'évier de marbre.
Les yeux brouillés par les larmes, il réajusta ses lorgnons et examina ses déjections ; la vue du sang rouge vif mêlé au blanc du pansement gastrique et au jaune et noir de l'omelette aux champignons avalée plus tôt, fit bondir son pouls à cent vingt pulsations par minute : cette fois c'était la fin ! Et comme si cela ne suffisait pas, une irrésistible pulsion à déféquer lui laissa tout juste le temps d'abaisser son pantalon et d'expulser sur le carrelage immaculé un chapelet de selles dures, nauséabondes, noires comme le deuil.
L'idée de mourir l'indignait.
Il avait consacré un demi-siècle de son existence à rechercher la clé qui ouvrirait le coffre-fort recelant le mystère de la mort, et maintenant, parvenu au seuil de sa vie, il n'avait pas la moindre idée de ce qui allait lui arriver lorsque son esprit se détacherait de son corps. Entendrait-il un bruit feutré, un déclic perçant, un craquètement confus, un chuintement avertisseur, un miaulement nasillard, une formidable déflagration, ou peut-être le claquement sec d'un élastique qui se rompt ; allait-il tomber dans un trou noir avec rien en dessous, ou, au contraire, verrait-il une forte lumière blanche au bout d'un tunnel ? Athéiste pratiquant, Carolus écartait d'autorité l'éventualité d'entendre une voix, ou un rire.
Il réajustait son pantalon lorsqu'une nouvelle crampe le transperça de bas en haut, comme une broche. Il poussa un grognement digne d'un sanglier servi au pieu, et, une fois de plus, il admit volontiers que la seule douleur qu'il se sentait capable de supporter sans broncher était celle de ses patients.
Il prit dans l'armoire à pharmacie une boîte stérilisée contenant une seringue et trois aiguilles creuses de longueurs différentes. Choisissant la plus fine, il la fixa à l'embase de la seringue et la remplit de quinze milligrammes de morphine qu'il s'injecta dans la veine radiale courant sur le dos de sa main gauche.
L'effet fut instantané, quasiment miraculeux ; ses muscles noués se détendirent, la douleur disparut, laissant place à un bien-être cotonneux. Il vit son reflet dans la vitre et s'en désola. Sa peau avait pris une teinte grise de très mauvais aloi qui faisait ressortir les balafres rituelles barrant ses joues, souvenirs de ses années estudiantines viennoises.
Il fourra dans ses poches une autre boîte stérilisée, trois flacons de morphine suisse et trois flacons de cocaïne des laboratoires Merck de Darmstadt.
Revenu dans son cabinet de consultation, il se crut obligé de soupirer en lançant un dernier regard sur les vitrines protégeant ses collections d'oiseaux taxidermisés. Il soupira en songeant au temps consacré à la recherche des spécimens, à leur capture, toujours difficile, à leur délicate naturalisation, à l'étiquetage, au transport (Peut-être que plus souvent au bordel, j'aurais dû aller).
À droite de la cheminée, sur une colonnade ionique, se tenait le spécimen le plus spectaculaire de sa collection de vertébrés ovipares : une harpie féroce de l'Oriente équatorien.