PREMIÈRE PARTIE
Nouvelle souveraine et nouveau gouvernement
CHAPITRE PREMIER
Le coup d'État de Catherine
Le 25 décembre 1761, l'impératrice Élisabeth mourut. Si Catherine avait jamais envisagé de prendre le pouvoir, sa grossesse mettait l'entreprise hors de question et Pierre accéda tranquillement au trône. Le changement de souverain se fit aussitôt sentir, dans les petites choses comme dans les grandes. Pierre n'avait pas les qualités naturelles qui lui auraient permis de se tirer avec honneur d'une période de transition où le deuil doit être judicieusement mêlé aux réjouissances. Il ne devait rester que six mois sur le trône et pourtant à certains égards les mesures prises pendant son règne et avec son approbation ont représenté la continuation de la tendance moderniste et occidentaliste associée aux Lumières. Les peines infligées aux dissidents religieux comme les vieux-croyants furent allégées, les retours en Russie, facilités, les contrôles sur le commerce intérieur et extérieur, assouplis ; mais surtout la chancellerie secrète, si détestée et redoutée, disparut. C'était l'organisme qui avait à connaître de tous les crimes entrant dans la catégorie de lèse-majesté, trahison ou sédition. La terrible proclamation « parole et acte du souverain » (slovo i diélo gossoudarévo) avait suffi pour que toutes les personnes impliquées, accusateurs, accusés et témoins fussent arrêtés, torturés, et s'ils survivaient, probablement exilés à jamais. Dans un manifeste daté du 21 février 1762, Pierre III expliqua que cette institution avait été créée par ses ancêtres parce que les mœurs du peuple russe étaient encore barbares. Avec le temps, elle était devenue moins nécessaire et des gens indignes en étaient arrivés à se servir d'elle pour porter des accusations sans fondement et diffamer leurs supérieurs. Afin d'éviter à l'avenir injustice et cruauté, la chancellerie secrète serait abolie et l'on transmettrait les affaires en cours au sénat. Cependant sa disparition n'entraînait pas celle de tous les organes de sécurité. On transféra son personnel à des services spéciaux attachés au sénat à Saint-Pétersbourg et à Moscou35.
Deuxième mesure : le « manifeste sur les franchises de la noblesse », promulgué le 18 février 176236. On a peu d'indications certaines sur la genèse de ce document qui est l'un des jalons les plus importants dans la modernisation de la Russie37. Le 17 janvier 1762, Pierre avait assisté à une séance au sénat où il avait brièvement annoncé ses intentions concernant le service des nobles ; à l'avenir ils pourraient s'employer là où ils le souhaitaient et aussi longtemps qu'ils le souhaitaient, à condition qu'ils se portassent volontaires en temps de guerre38. Le 18 février, un oukase très incomplet fut promulgué... parce que, selon la version fort malveillante du prince M.M. Chtcherbatov, le souverain avait voulu une fois cacher à sa maîtresse qu'il souhaitait passer la nuit ailleurs. Il lui raconta qu'il avait l'intention de travailler avec l'un de ses secrétaires D.V. Volkov qu'il enferma, le moment venu, avec ordre de produire un oukase important le lendemain matin. Le malheureux se creusant la tête pour trouver un sujet se rappela que le comte Roman Vorontsov, père de la maîtresse de Pierre, avait souvent pressé l'empereur de « faire quelque chose » pour libérer la noblesse du service et c'est ainsi qu'il accoucha du document en question39.
Les recherches ultérieures n'ont pas établi de façon définitive qui a rédigé ce texte40. Il contenait quelques allusions méprisantes à la barbarie qui régnait auparavant en Russie, contraignant ainsi à faire usage de la force pour obliger la noblesse à servir l'État. Mais désormais la population avait atteint un degré de civilisation qui permettait à l'État de s'en remettre à une coopération volontaire. Le service devait donc être régi de façon différente. Les nobles assujettis pourraient se retirer en temps de paix avec l'agrément de leurs chefs ou – pour les officiers supérieurs – de l'empereur. Ceux qui n'étaient pas parvenus au grade d'officier devraient servir douze ans avant de demander leur retraite. Ils pouvaient voyager librement à l'étranger, mais devaient rentrer quand ils étaient rappelés, sous peine de voir confisquer leurs biens. Ceux qui étaient riches seraient autorisés à faire instruire leurs enfants chez eux, mais l'État continuerait à superviser les études des pauvres. L'oukase déclarait solennellement que la liberté accordée à la noblesse devait être considérée comme un « principe [pravilo] perpétuel et fondamental » engageant les héritiers du souverain. Les membres de cette classe étaient pressés de répondre à la générosité impériale par un zèle toujours plus grand dans le service. Ceux qui ne le feraient pas seraient méprisés et n'auraient pas accès à la cour.