CHAPITRE PREMIER
A l'Ecole des Langues O, Georges Aslo était surtout connu pour ses silences et la longue écharpe rouge qui lui tombait aux genoux. C'est là que je l'ai rencontré, à la section Asie du Sud-Est, vers la fin des années cinquante. D'abord je ne lui prêtai pas d'attention : son mutisme hautain m'agaçait. Ce n'est que plus tard qu'il commença à m'intéresser. Mais je n'imaginais pas alors le rôle qu'il allait jouer dans ma vie, ni que je deviendrais son ami ; surtout j'étais loin de pressentir ce qu'il allait devenir. Mais qui pouvait s'en douter ? A l'Ecole personne. Je suis sûr que ceux qui l'ont connu pensent avoir affaire aujourd'hui à un homonyme. Il faut croire que l'essentiel nous avait échappé. Mais c'est ainsi : il y a des rencontres auxquelles on n'attache pas d'importance et qui ont des prolongements dans toute la vie. Tant de gens allaient me parler de lui, tant de galeries parallèles creusées vers les mêmes femmes. Le sut-il ? Je l'ignore. Sur ce sujet comme sur bien d'autres, il est resté muet. Mais est-ce vraiment un hasard si j'ai mis si souvent mes pas dans les traces chaudes de Georges Aslo ? Je me le demande encore.
Il faisait partie avec moi du petit noyau des étudiants en siamois. Quelle affectation d'érudition précieuse ou de dilettantisme nous avait conduit à cette curiosité linguistique qui, avec le peul, l'ourdou, le népali, ne débouche nulle part ? Une trentaine d'élèves s'étaient inscrits dans cette section en début d'année ; quelques mois plus tard, huit ou neuf persistaient à suivre les cours. Abandon qu'il fallait imputer sans doute à un salutaire ressaisissement de soi, à un retour dégrisé aux contingences, auxquels n'était pas étrangère la désespérante platitude de l'enseignement de Mme Boujut et de Mlle Laurent-Bastard. Elles constituaient à elles deux un solide encouragement à la désertion ; un remède souverain contre les nuées que suscite dans les esprits le mirage de l'Asie dont jamais bétonnière n'a été plus impropre à préserver la poésie et le mystère ; à leur contact les rêves qui hantent tous les orientalistes en herbe prenaient subitement une odeur de soupe aux choux et de vieux chignon ; les délicieuses petites poupées vivantes aux noms de fleurs paraissaient à jamais inconciliables avec ces deux dragons crachant leurs syllabes hermétiques.
Georges Aslo était une énigme pour le petit noyau. Le silence qu'il maintenait pendant des heures au milieu des conversations les plus animées ne laissait pas d'intriguer. Dans les premiers temps ce mutisme forcené avait créé un climat de gêne : tout de même c'était déconcertant ce grand type muré en lui-même, comme prisonnier de je ne sais quel bloc de glace égaré parmi nous. Lorsqu'il arrivait la température paraissait baisser de plusieurs degrés. J'ai rarement vu quelqu'un capable d'inspirer par sa seule présence une semblable impression de malaise : la conversation s'arrêtait net et tout le monde se regardait avec un sourire bête.
A la longue cette particularité finit par ne plus troubler personne. Mais pourquoi se taisait-il ? Etait-ce parce qu'il n'avait rien à dire — Dieu sait pourtant que les discussions étaient éclectiques — parce qu'il était idiot, ou bien par une sagesse austère qui ne pouvait communiquer des vérités trop hautes pour nos débats communs ? Le petit noyau était partagé : certains vexés par une attitude qui pouvait passer pour de la morgue estimaient qu'il était simplement « tarte » ; d'autres raboutant des morceaux de phrases qu'il avait prononcées réussissaient à reconstituer l'esquisse de jugements assez fins, les bribes d'un raisonnement subtil. La majorité, elle, s'interrogeait. J'hésitais entre ces trois attitudes, ignorant que j'allais bientôt céder à une séduction que j'éprouverais seul — je peux dire même dans l'étonnement général — car hormis les jugements variables que l'on portait sur sa valeur intellectuelle, tout le monde s'accordait à le trouver sec, hautain, d'un ennui de pluie. Pour tout dire, pas vraiment sympathique.
Il ne se donnait aucun mal pour démentir cette impression. Je le revois dans l'arrière-salle du café des Oiseaux, son long corps replié derrière une table, le regard absent ou fixant un point imaginaire dans le plafond, la tête légèrement penchée, tirant douloureusement de longues bouffées d'une cigarette qu'il tenait du bout des lèvres. Il semblait considérer que ce qui se disait était absolument dépourvu d'intérêt. Si quelqu'un parvenait à capter son attention, il l'observait un instant d'un regard inquiétant en fronçant ses épais sourcils. Mais rapidement il reprenait son masque d'indifférence, ses paupières paraissaient lourdes d'ennui, du poids des jours, et ses lèvres pouvaient facilement ciseler le mépris.