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Les événements extraordinaires — ainsi faut-il les qualifier - qui se déroulèrent durant ces jours auraient pu tout aussi bien ne s'être jamais produits. Forcément puisqu'il s'agit d'amour, exclusivement d'amour, le sentiment le plus fortuit, le plus aléatoire. Mais ces événements une fois advenus, aucun de ceux qui en furent les acteurs n'eût pu imaginer qu'il était né avec un autre but que celui de les avoir vécus.
Le paysage de montagne n'inspirait pourtant aucune idée de passion, ne provoquait aucun soupçon de fièvre. On n'imaginait pas qu'il pût devenir le théâtre d'un excès ou d'un débordement. Un de ces sites dont la Suisse a le secret, qui semblent destinés de toute éternité à n'engendrer que des pensées fades, on ne peut plus propices à la convalescence et à la somnolence des sens. Comme si l'air qu'on y respire contenait un bromure efficace pour calmer les ardeurs et éteindre le feu des âmes romanesques. Les photographes amateurs affectionnent ce genre de décor tant il ressemble à des cartes postales — on a même envie d'y coller un timbre : des bataillons de sapins saupoudrés de givre qui dévalent gentiment des mamelons ; une neige brillante sous un soleil triomphant; et au loin, la chaîne des Alpes comme une gigantesque scie renversée qui aurait entrepris de découper le ciel céruléen.
La voiture roulait vite sur la route glacée. Trop vite pour la beauté du paysage, pour les habitudes traînantes des autochtones, trop vite surtout à cause des ravins que les congères dissimulent aux regards et qui sont sans pitié pour les fautes de conduite. La montagne, ici, répond durement à l'imprudence. De ses flancs escarpés, on extrait rarement des passagers contusionnés bons pour le rebouteux ou pour un badigeon de mercurochrome. On en retire surtout des cadavres.
A deux heures trente-sept, l'après-midi de ce mardi 14 février 198* -, aucun des protagonistes de cette histoire n'imaginait que sa vie allait sortir de l'ornière des habitudes où elle s'enlisait, euphémisme pour désigner ce marécage de compromis et de lâchetés qui ruine toute expérience aventureuse. Non, personne ne l'imaginait. Pourtant chacun l'espérait.
Pierre Valberg, assis sur la banquette arrière, ballotté à chaque virage, tout en pensant au risque d'accident qu'il courait, à la mort qui le menaçait - il se souvenait de la prédiction macabre d'une voyante de Valparaiso -, fixait la nuque de la jeune femme au volant — il n'avait retenu que le prénom, Sylvie -, nuque que dégageait avec une sorte d'impudeur un chignon de cheveux blonds, dont la fragilité contrastait avec l'impétuosité de la conductrice. Puis son regard se porta sur l'autre jeune femme qui occupait le siège avant : des cheveux bruns mi-longs tombaient sur le col noir du manteau et n'offraient aucune perspective intime : un mur verrouillait sa personne sans offrir le moindre bout de chair, pas même le lobe d'une oreille. D'elle aussi, il ne se souvenait que du prénom, Rachel. Son regard se reporta sur la nuque tendre de Sylvie. Il se sentit gagné par une torpeur. Il s'évada dans une songerie langoureuse : deux femmes... deux jolies femmes rencontrées par hasard dans une terre étrangère... deux femmes dont on ne sait rien, dont on ne connaît pas l'histoire... aucun repère, ni matrimonial ni sentimental ni sexuel... et si c'était l'occasion...
Sylvie, elle, ne songeait pas à la bagatelle. Absorbée par la communication qu'elle devait présenter devant un gotha de professeurs émérites, elle déroulait à l'avance ses arguments en suivant la route enneigée. Elle n'aimait pas parler en public. L'appréhension accroissait sa nervosité. Elle avait canalisé son angoisse dans un excès de travail, un souci de vérification maniaque, fatiguant de ses exigences la bibliothécaire de l'université de Louvain, pourtant habituée à satisfaire les curiosités les plus érudites. Son mari, industriel anversois, d'une placidité à toute épreuve, n'avait pas été épargné pendant cette période d'intense gestation intellectuelle. Malgré l'affection qu'il lui portait, il l'avait vue partir avec soulagement. Sylvie se reprochait de l'avoir malmené.
La sensation d'être observée lui fit lever les yeux vers le rétroviseur où son regard sévère rencontra celui, ardent et sombre, de Pierre Valberg. Elle rougit. D'autant plus qu'elle s'aperçut que non seulement Pierre Valberg mais aussi Rachel l'avaient vue devenir écarlate. Les trois paires d'yeux se retrouvèrent mêlées dans le cadre oblong du rétroviseur, réalisant de manière symbolique, sur cet espace réduit, le fantasme de Pierre Valberg.