Introduction
VJOSA LA REBELLE
Boston, janvier 2003
Deux ans après avoir pris congé du Kosovo, trois mois avant la libération de l’Irak, diront les uns, avant l’occupation pour les autres, je partis enseigner à Harvard, tout près de Boston.
A mon arrivée, la Charles River était gelée et restera prise par les glaces pendant tout mon séjour. Des policiers corpulents, portant des casquettes noires à visières rigides, guettaient les étudiants qui, selon la tradition et en dépit de la loi, se risquaient sur les glaces pour traverser le fleuve. Avant de prendre le bus bleu pour l’Ecole de santé publique, je m’efforçais chaque matin de traverser Kennedy Park et de courir le long de la Charles jusqu’à l’arche piétonnière qui porte le nom d’un ancien secrétaire d’Etat au Trésor.
Les respirations des joggeurs formaient des petits nuages de condensation dans l’air glacial. Personne ne parlait. Je croisais plus de femmes que d’hommes : de minces Asiatiques aux longs cheveux et des Noires, plus généreuses. Seules ces dernières saluaient volontiers de la main ou d’un « Hi ! » soufflé au rythme du parcours. Arrivé au hangar de sculls, ces fins esquifs qu’au printemps les étudiants feraient glisser sur l’eau à coups de rames harmonieux sous des ordres hurlés dans un porte-voix, je tournais à droite et passais sur l’autre rive, quittant Cambridge pour gagner Boston et revenir.
La température évoluait entre zéro et moins dix-huit degrés centigrades. J’avais remis mes vêtements chauds, ceux du Kosovo, même si le temps était moins rigoureux dans la Nouvelle-Angleterre et que le chauffage fonctionnait partout en excès, ce qui marquait une différence avec les Balkans.
Dans les universités, sur tous les campus de Harvard, on ne parlait que de la guerre qui s’annonçait en Irak.

J’avais tout de suite téléphoné à Vjosa Dobruna, qui avait été ministre des Droits de l’Homme et de la Société civile dans le gouvernement provisoire que nous avions installé au Kosovo. Elle était désormais chargée de recherches à la Kennedy School of Government sur le rôle des femmes dans l’établissement de la paix. Dès notre première conversation, Vjosa Dobruna s’indigna du fait que le peuple irakien intéresse si peu les médias. « Je suis en faveur d’une guerre pour libérer les Irakiens, pas pour faire plaisir à M. Bush, s’enflammait-elle dans l’anglais aigre-doux des Slaves. Souviens-toi de nos amis au Kosovo, cachés sous les lits, entre de fausses cloisons, dans des greniers, sans que personne d’entre nous ne sache où était l’autre ou même son frère, nous attendions les bombes de l’OTAN comme une délivrance. C'était il y a trois ans : sommes-nous atteints du syndrome d’amnésie rétrograde ? » Souvenirs d’une connivence : avec Vjosa, nous nous plaisions à employer des formules médicales savantes, comme au temps de l’insouciance, lorsque nous étions des praticiens heureux, elle à l’hôpital de Pristina et moi à Paris, avant de nous occuper du malheur des autres en plus de leurs maladies.
Elle n’était pas de caractère commode, ma belle amie. J’avais exigé de Tom Koenigs, le chef de l’administration de l’UNMIK 1, que Vjosa puisse s’installer dans le bâtiment du gouvernement : elle logea donc dans deux pièces exiguës au-dessus des miennes. Malgré cette proximité, les internationaux comme les Kosovars la tinrent trop souvent à l’écart de nos activités. Les femmes intelligentes font peur aux hommes plus encore que les batailles : elles ne transigent jamais sur leurs convictions.
Tom ne l’aimait guère, lui, l’ancien Vert allemand de la bonne tendance – celle qui avait voulu l’intervention militaire pour que cessent les massacres dans les Balkans –, l’ancien responsable de l’économie de la ville de Francfort, aux côtés de Joschka Fischer et Daniel Cohn-Bendit, l’esthète qui organisait des expositions de peinture kosovare dans son bureau. Avec lui, la nuit, j’aimais discuter d’amour et de politique chez Mirella, l’Italienne qui maintenait pour nous son restaurant ouvert très tard, et venait s’asseoir à notre table pour raconter comment elle avait réussi dans la cuisine, en Albanie puis au Kosovo, femme seule au milieu des mafias.
Tom pouvait se montrer indulgent et, mystérieusement, très dur. Il fallait choisir le bon jour. Daniel Cohn-Bendit qui, après Joschka Fischer, me l’avait recommandé, avait défini d’un trait la générosité de son ami. Héritier d’une grande famille allemande, Tom avait tout donné au parti communiste du Viêt-nam à l’époque de la guerre américaine ! « Tu vois le genre ? » Je voyais. Cet homme, qui tenait d’une main ferme l’administration rétive que nous venions de créer, était incapable de mettre de l’ordre dans sa vie galante. Mais lui, qui aimait les femmes, n’appréciait pas la plus belle, Vjosa Dobruna, ma rétive ministre des Droits de l’Homme.