Exil et identité
***
CHAPITRE I
Du refuge à l’exil : la débâcle et les fondations américaines, 1940-1941
Parmi la population composite de réfugiés adossés à la Méditerranée et cherchant à s’évader de la nasse française, les universitaires juifs, en tant que membres de la fonction publique, avaient très vite été touchés par la législation antisémite. La perte infamante de leur emploi annonçait un ostracisme bien plus grand auquel ils espéraient échapper en partant pour les Etats-Unis. En effet, la Fondation Rockefeller venait de mettre en place un programme pour les professeurs en danger leur offrant une bourse qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins pendant les premiers temps de leur séjour en Amérique. La catégorie des universitaires est ici prise comme exemple d’une politique de sauvetage qui s’inscrit dans la chaîne transatlantique de solidarités professionnelles, politiques, parfois religieuses rapidement mise en place à partir de juin 1940.
Washington et Vichy dressèrent des « murs de papier 66 » contre lesquels vinrent se briser bien des espoirs ; une partie de la société civile américaine investie dans les organisations de secours tenta de les faire tomber. L'évasion hors de France, toutes catégories socio-professionnelles confondues, supposait un dispositif à quatre : Vichy, le gouvernement américain et notamment le Département d’Etat, les associations de secours américaines et leurs correspondants à Marseille. La Fondation Rockefeller fut une pièce clé de l’organigramme du sauvetage des professeurs, alliée à d’autres institutions d’enseignement comme la New School for Social Research. Le déclenchement d’un dispositif d’urgence en effet ne partait pas de zéro. Quelques années auparavant, la Fondation Rockefeller avait aidé de nombreux savants allemands juifs et/ou antinazis dont la plupart se trouvait toujours aux Etats-Unis lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata. Ce nouveau sauvetage se comprend donc dans l’historique des actions déjà menées mais aussi dans le passé des riches relations intellectuelles que la Fondation avait su nouer avec la France et l’Europe. Les critères définis pour le « tamisage » effectué par les différentes institutions de sauvetage étaient très sélectifs. Sous le couvert humanitaire, assista-t-on alors à l’avatar intéressé d’une vulgaire politique de récupération des cerveaux?
1. PARTIR ?
La politique de Vichy : discrimination et confusion
Dans un pays qui pouvait se flatter d’abriter une communauté juive anciennement émancipée (depuis 1791) et fortement attachée à la République française, dont la laïcité militante avait permis une intégration réussie, les juifs redevenaient des parias 68. Définis comme catégorie selon des critères spécifiques, on les excluait « des postes de commande dans les services publics, du corps des officiers et de celui des sous-officiers, ainsi que des professions exerçant une influence sur l’opinion publique : l’enseignement, la presse, la radio, le cinéma et le théâtre. [...] Enfin la loi annonçait l’instauration d’un système de quotas afin de limiter le nombre des juifs dans les professions libérales 69 ». Des exceptions fondées sur la notion de « services exceptionnels » (article 8 de la loi du 3 octobre 1940) rendus à l’Etat français rendaient possibles certains rares reclassements. En mai 1941, environ 119 universitaires durent quitter leurs postes – 76 dans la zone occupée, 43 en zone Sud –, et un mois plus tard, lorsque Vichy promulgua son deuxième Statut des Juifs qui en élargissait sensiblement le spectre, 125 autres membres de l’Université française se retrouvèrent au chômage 70.