Sourires
Cette histoire m’est arrivée fin mai ou début juin 67 – oui, un an juste avant – et je venais de réussir un concours difficile. J’exultais. Il faisait beau, j’étais à Paris, moi le provincial, et si le bus n’était pas archi-plein, nous étions tout de même nombreux debout.


D’elle, je ne vis tout d’abord, par-dessus l’épaule de l’homme qui me la cachait partiellement, qu’un flot de boucles châtain clair qui cascadait librement et le haut d’un front clair ; ce ruissellement aux reflets roux attira mon regard par sa luxuriance exceptionnelle. Quand on se retrouve dans un autobus, accroché à un tube métallique et ballotté contre des voisins tous plus grognons les uns que les autres, la moindre distraction est bienvenue ; j’entrepris de me perdre dans la contemplation de cette somptueuse crinière, qui apparaissait et disparaissait au gré des mouvements faisant osciller les passagers comme les algues dans le courant, pour oublier les désagréments du moment et me distraire de pensées, pourtant jubilatoires, qui m’obnubilaient depuis que j’avais appris que j’étais reçu à Normale Sup. Ce triomphe remontait à huit jours.
Je trouvais la vie magnifique ; j’avais travaillé dur et mes efforts avaient été récompensés ; les perspectives d’avenir me paraissaient infinies – bref, j’avais 19 ans et l’impression que de grandes choses m’attendaient. Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, me disais-je comme le cuistre que j’étais, s’il ne m’avait manqué quelque chose : une petite amie. Il est vrai que ce n’était pas en bossant tous les soirs, sept jours sur sept, jusqu’à pas d’heure, qu’on avait des chances de rencontrer des filles de son âge. Surtout quand on habite dans la banlieue d’une ville de province – même si elle est plutôt sympa, même si c’est rue Mozart.


Le bus approchait d’une station. Une dame se leva, il y eut un mouvement parmi les passagers debout et la jeune femme à la chevelure d’Amazone de BD prit la place libérée qu’à mon étonnement une personne âgée, ayant par ailleurs une petite mine, ne lui disputa pas. L’homme entre deux âges avec qui elle était se rapprocha de sa compagne, me tournant toujours le dos. Je m’en fichais bien, de ce dos, du moment qu’il ne me cachait pas la vue.
Car la jeune fille était à présent tournée vers moi et je venais de découvrir son visage.
Il arrive souvent qu’on aperçoive de dos, dans la rue, une silhouette féminine que l’on trouve séduisante ; qu’on rêve qu’elle ait des traits en harmonie avec cette silhouette ; et que, l’ayant dépassée ou celle-ci s’étant retournée, on soit tout déçu de ne pas la trouver plus jolie, en dépit des efforts qu’on fait pour découvrir du charme dans un visage décidément sans grâce. Pour une fois, c’était le contraire.
Je trouvais mon inconnue tellement ravissante que j’en oubliai sur-le-champ plusieurs choses : respirer, respecter les règles les plus élémentaires de la politesse en la dévorant des yeux sans pouvoir détourner mon regard, et jusqu’à l’endroit où je me trouvais.
D’autant qu’elle regardait dans ma direction ; qu’elle ne pouvait pas ne pas voir que je la dévorais des yeux. Ayant épuisé mes réserves d’oxygène, mes poumons repassèrent en pilotage automatique et je laissai échapper un bref soupir suivi de l’aspiration sibilante d’une grande bouffée d’air qui me valut un regard revêche, sinon suspicieux, d’un homme d’une cinquantaine d’années qui, n’arrivant pas à déployer Le Figaro dans la foule, l’avait plié en quatre ou huit et devait sans doute relire le même article pour la troisième fois.
Je dus faire un effort pour détourner les yeux de cette vision céleste (désolé pour le cliché, c’est celui qui me vint à l’esprit) mais la vue du grincheux au journal me fit l’effet d’un répulsif efficace. Gardant le nez plein nord, mes yeux seuls obliquèrent nord-ouest-nord. La jeune fille regardait toujours dans ma direction – et souriait. Sa bouche pleine, admirablement dessinée, s’arrondit sur un « Oui, c’est… » que je déchiffrai partiellement en lecture labiale, sans doute en réponse à quelque chose que lui avait dit son compagnon. L’étonnant était qu’elle avait répondu sans se tourner vers lui, me regardant comme si elle ne pouvait pas plus détacher ses yeux des miens que moi des siens.
Je l’avoue : un frisson comme je n’en avais jamais ressenti de ma vie me traversa de la tête aux pieds – ou des pieds à la tête, je ne sais plus. Je sentis les larmes me monter aux yeux. Le sourire de la jeune fille s’agrandit encore, et elle eut un hochement de tête imperceptible.