CHAPITRE PREMIER
SAMANTHA GANTAIRE détestait tellement ses parents qu'elle postillonnait sur leur photographie dès qu'ils avaient le dos tourné. Samantha était âgée de onze ans à peine et, comme tous les passionnés, avait la haine spontanée et le scrupule rare. « Tu honoreras tes père et mère... » n'était pas son affaire. Elle se plaisait à être différente des autres et constatait avec une mélancolie rageuse que ses parents stationnaient dans une moyenne médiocre alors que.. elle... Samantha était assez généreuse pour leur faire croire qu'elle ne manquait de rien. Ainsi, Monsieur et Madame Gantaire, respectivement de leurs prénoms Marcel et France, demeuraient-ils persuadés de pourvoir aussi bien au superflu qu'à l'essentiel.
Ils habitaient tous les trois un très bel hôtel particulier rue Saint-Lannes, à Neuilly. D'allure altière et gothique, il ressemblait au Parlement britannique, dans des proportions plus modestes, bien sûr. Monsieur et Madame Gantaire étaient très fiers de leur parc entouré de belles grilles noires dont les piques se terminaient en fleur de lys dorée.
Le soir, le plus souvent, comme les petites filles des contes de fées, Samantha se retrouvait seule dans cette vaste et somptueuse demeure. Elle errait de pièce en pièce pour finir généralement dans le salon où par provocation, elle se faisait servir à dîner par la domesticité au pas traînant. Entrer dans ce salon était devenu une idée fixe. Il lui était interdit lors des réceptions qu'y donnaient ses parents, imbattables dans l'art de réunir les nombreux tout-Paris. Il aurait pu contenir trois autobus en long et en large, ce salon. On avait accroché à ses murs, en créant l'éclairage adéquat et halogène, des Picasso, des Kandinski, des Smocksi, des Doubist Anar, des Max Schnorrer, des W.Peter Cratzer, des Degas, un Pissaro, un Mario Prassinos, un Charlotte Clark, un petit Vinci, un Duddy von Kravitz et quelques autres auxquels on avait ajouté une belle série de modernes, à la limite de l'avant-garde.
A part Samantha, personne ne les regardait vraiment, sauf peut-être la femme de chambre turque qui les époussetait délicatement avec un plumeau spécial dont les plumes avaient appartenu à un oiseau qui faisait d'autant plus rêver Samantha qu'il était originaire d'une île lointaine.
En vérité, chaque soir, Samantha attendait le retour de ses parents. Elle attendait en même temps un vrai baiser, plutôt que ce va-et-vient régulier, conventionnel et fugace d'une joue à l'autre auquel elle avait immanquablement droit chaque soir après son dîner solitaire. Assise sur le grand canapé, elle fixait l'entrée du salon. Les deux grandes portes s'ouvraient enfin mais ce n'était que Proulki, comme la veille, comme le lendemain.
Proulki était son seul ami. Il avait la trentaine, des cheveux noir corbeau et des yeux vert d'eau. Sa voix était grave, à la Chaliapine. Il était très grand, près de deux mètres. Il parlait une langue bizarre. Samantha ne savait pas d'où il venait vraiment. Elle avait vaguement entendu à son propos le mot « dissident », dont elle n'avait pas compris le sens. Proulki était arrivé un jour à Neuilly, et pour elle, c'était ça l'important. Elle avait manœuvré habilement et de factotum de ses parents, Proulki s'était retrouvé à son service exclusif. Elle pensait qu'ils formaient un couple intéressant : « ...lui qui a l'air d'une asperge et moi qui suis plutôt petite pour mon âge, et lui qui est maigre et long, et moi qui suis plutôt moche et rousse avec mes yeux marron clair, plutôt grands... »
Un soir, Samantha pensa que le moment d'agir était venu. Ses parents donnaient dans le fatidique salon une réception monstre. Ils célébraient « la conquête d'un marché importantissime en Afrique... », phrase énigmatique au possible pour Samantha qui, revêtue de son plus beau pyjama de soie et reliée à son walkman-disque-compact, s'était glissée dans son vase chinois. Elle pensait qu'il était à elle, ce vase, depuis qu'elle avait découvert qu'elle pouvait s'y cacher entièrement. C'était un poste idéal d'observation. L'œil vif et l'oreille bombardée par le number one du dernier Top 50, Samantha Gantaire sortit de sa cachette et alla déclencher d'une main sûre et espiègle le colossal signal d'alarme qui veillait électroniquement sur les trésors de la maison. Elle réveilla ainsi sans vergogne une bonne partie de Neuilly, sans compter le personnel tiers-mondiste qui n'était pas de service ce soir-là et qu'elle prit plaisir à voir défiler en vêtement de nuit bigarré. Elle se délecta un moment à la vision des invités paniqués qui renversaient leur bloody mary, se cognaient les uns aux autres et laissaient même échapper des jurons vite étouffés. Elle remarqua que quelques femmes sensibles allaient jusqu'à s'évanouir afin qu'on les ranime.