CHAPITRE PREMIER
La France de la terre et la France de la mer
D. J. : Je crois qu'il nous faut commencer par la France. Tout le monde parle aujourd'hui de sa crise d'identité. Vous, Claude Allègre, comment la définissez-vous ?

C. A. : Je ne suis ni Michelet ni Braudel. Avant de répondre, je vous propose d'essayer de définir ce que l'on entend par identité d'une nation. Au risque de paraître banal, je partirai de l'idée qu'une nation, c'est l'association d'une histoire et d'un territoire.
Une histoire au sens large, c'est-à-dire qui inclut l'histoire événementielle, sociale, politique mais aussi l'histoire culturelle, intellectuelle, spirituelle et mythique. C'est cette histoire qui donne aux peuples d'un territoire une identité. Et cela à travers les migrations et les immigrations, les mélanges, les apports démographiques. La biologie la plus moderne, celle des groupes sanguins par exemple, nie toute idée de pureté ou même de généalogie anthropologique liée à un territoire. Pourtant, à travers les tourbillons humains, l'image d'une nation se forge progressivement. Comme si une suite d'idées restait accrochée à un territoire, par une force dont la nature est mystérieuse. Cette notion intellectuelle et culturelle imprègne petit à petit l'imaginaire collectif et se transforme par une maturation un peu magique en quelques idées abstraites, parfois en quelques mots, toujours vagues, chargés cependant de signification et, pour certains, porteurs d'une profonde émotion. Pourquoi les Languedociens, descendants des Romains ou des Wisigoths, se sentent-ils pleinement héritiers des exploits et déboires de Vercingétorix ? Quand le général de Gaulle dit : « J'ai une certaine idée de la France », tout le monde ou presque trouve ça beau. En fait, c'est perçu comme beau par beaucoup de gens parce que, tout en étant indéfini et multiforme, ça réveille un certain nombre de valeurs de référence. Sans doute, dans le détail, ces valeurs sont-elles très différentes d'un individu à l'autre, mais quelques-unes sont communes et les mêmes mots produisent une sorte de déclic intellectuel identitaire.
Les Français doivent cependant bien comprendre que les Espagnols, les Allemands ou les Anglais ont, eux aussi, une « certaine idée de leur pays » même si les poids respectifs de l'histoire, de la géographie, des mythes de culture y sont chaque fois différents. Dans ce sens, Marx s'est lourdement trompé. Il prévoyait la disparition des nations à la fin du xxe siècle, en fait cette notion n'a peut-être jamais été si forte à l'échelle de la planète. Les événements qui se sont produits dans l'Est européen, en Yougoslavie notamment, mais aussi en Arménie ou en Tchétchénie, nous ont surpris parce que nous avions négligé les faits nationaux.
D. J. : Mais en quoi un grand scientifique comme vous, pris dans le bain universel de la recherche, se sent-il français ?

C. A. : C'est précisément à travers mon activité scientifique que s'est développé ce sentiment d'être français, que j'ai ressenti une spécificité française.
Appartenant à une famille de gauche très patriote, j'ai d'abord considéré la notion de nation comme dépassée. La science n'a pas de frontières. La quête de la connaissance met en jeu une communauté internationale qui, éthique-ment, se flatte d'ignorer les nationalismes. Tout cela fait que, dans l'ambiance anticolonialiste de l'après-guerre, le jeune scientifique que j'étais avait pris une certaine distance avec les idées de nation. Ces idées, finalement, n'étaient-elles pas responsables des politiques coloniales et des guerres ? (Je dois dire que j'ai toujours un penchant intellectuel pour cette conception que je crois juste.)
La fréquentation du monde international de la recherche a quelque peu émoussé cette vision. Étant devenu dans mon domaine une sorte de porte-étendard de la France, j'ai pris connaissance petit à petit des spécificités françaises.

D. J. : Quel est votre inventaire des spécificités françaises ?

C. A. : Un goût extraordinaire pour l'abstraction, la formalisation, la généralisation. Pour les Français, les idées priment sur les faits, la théorie sur l'expérience ou l'observation. Chez les Anglo-Saxons, c'est l'inverse.
D'où ce goût français pour les mathématiques, la philosophie et le droit, au détriment des sciences fondées sur l'observation et l'expérience. Chez nous, Platon l'a emporté sur Aristote.