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J'aurais pu naître à New York et travailler tous les jours chez monsieur Henry Ford pour 200 dollars par semaine, revenir chaque soir dans une petite maison blanche et m'installer devant un poste en couleur mural qui remplacerait les livres fastidieux remplis de leurs caractères minuscules.
Mais, il faut se rendre à l'évidence, je suis de cette contrée d'Europe que les Américains appellent vieux pays et j'ai appris très vite à l'école que le drapeau de ma nation était bleu, blanc et rouge, qu'il fallait le respecter et en être fier. Des années et des années j'ai été persuadé que ce drapeau à trois couleurs était le plus beau, le plus envié et que les habitants de la terre me jalousaient moi, inconnu, fils d'ouvrier pour ma seule qualité de Français.
Ça vous dérangerait de m'appeler Monsieur. Monsieur Vernier. Je possède à présent un étang, des forêts, une villa en Normandie, et ma résidence habituelle est une vieille maison bourgeoise avec propriétés attenantes... J'emmerde le monde avec ses voitures américaines Plymouth, Cadillac ou Pontiac et je n'envie aucune fortune ou autre seigneur de la chaussette et du prêt-à-porter. Je fréquente quelques gardenparties régionales et j'achète, pour faire plaisir, les dessins à la plume de mon ami C. M. David. Je passe mon temps en lectures et promenades dans la campagne environnante. Parfois je reçois encore, au moment des vœux, des cartes de ministres, députés ou autres personnalités rencontrées lors des nombreux cocktails ou inaugurations où je fus invité. Membre d'honneur d'associations sportives ou mouvements de jeunesse, je suis consommateur de vins rares, collectionneur de livres à tirage limité, connaisseur averti des champignons comestibles et vénéneux, copropriétaire à une certaine époque d'un avion biplace.
Je chasse encore pendant la saison sur des terres m'appartenant, j'y invite des amis médecins, avocats ou élus locaux et nous passons dans les relais de chasse des week-ends d'hommes, avec des histoires de fesses, de bandacul, et je ne suis pas le dernier foutredieu pour raconter mes anciennes nuits à l'hôtel de la Gare avec Alice ou la petite sorcière aux yeux argent. Mais laissons là les femmes et revenons aux histoires d'hommes. Le sanglier est ma pièce favorite et PAN, la chevrotine fait son travail de perforeuse sournoise.
A vrai dire, je me suis toujours foutu de la trichromie nationale, de ses levées et de ses retombées. Je mis quelque temps tout de même à ne plus avoir la tripe nouée en écoutant « la Marseillaise » jusqu'au jour où elle retentit dans la rue quand j'étais dans la position du chevalier de cœur présentant les armes dans une chambre de l'hôtel de la Gare.
Les marques de voitures, les arbres à came double et les carburateurs me laissent indifférent et je ne regarde jamais les matchs de rugby sur ma télé-couleur. Je connais par cœur une multitude d'articles des Codes civil et pénal, des centaines de formules désuètes, le sieur Humbach sis rue des Petites-Écuries par-devant nous notaire... Je pourrais sans doute m'habiller avec un haut-de-forme et une queue-de-pie que je ne serais pas ridicule dans le supermarché du coin.
Vieux, archivieux tout ça. Du vent. Marre des belles phrases et des cols empesés. Je parle encore pompeusement quand le ton m'échappe, mais je sais au fond de mes vieilles nippes de cérémonie que c'est un langage de cirque. Je sais que j'ai passé une trop grande partie de mon temps à évoluer dans un décor familier où mes titres étaient reconnus, où mon nom servait de laissez-passer. Je ne sais rien des dangers de la nuit dans une contrée hostile, ni des rencontres furtives dans des cafés crasseux où les regards des habitués vous appellent « ÉTRANGER ».
Ma vie s'est déroulée comme une succession rassurante de dominos qu'il suffisait de placer les uns après les autres. Et puis,
la retraite.
Enfin est arrivé le temps où il n'y eut plus à maquiller la tête suivant les circonstances, plus à mettre de crêpe aux yeux les jours d'enterrement, ni accrocher sa bouche aux oreilles les jours de félicitations. Bravo. A la poubelle les phrases passe-partout, en ces pénibles circonstances nos regards attristés se portent vers ce qui fut... nia nia nia nia.
Pourtant, moi Vernier, j'ai emmagasiné pendant des dizaines d'années des rêves de soudard, des illuminations d'enfant de Marie, utopies, chimères, faisons la part des choses, ah y a qu'ça d'vrai!