Première partie
 
«C'est elle ou moi ! », tel fut l'ultimatum que ma maîtresse m'adressa avec la hargne d'une femme humiliée, me sommant de choisir sur-le-champ entre ma femme et elle car, dit-elle avec une pointe d'acrimonie dans la voix, « je ne veux plus vivre dans ton ombre, jusqu'à quand devrons-nous rester cachés, je ne supporte plus tes mensonges, tes absences, quand vas-tu quitter ta femme et comment faire — COMMENT FAIRE ? -, pour que tout soit comme avant, avant que tu ne lui fasses un enfant? »
Près d'un an s'était écoulé depuis le jour où j'avais séduit Alicia dans la salle des marchés d'une grande banque d'affaires américaine — nous étions traders 1— sans me douter des bouleversements que cette liaison engendrerait dans ma vie. Je ne me méfiais pas des femmes, je les croyais inoffensives, je n'avais aucun instinct de possession, je n'étais pas exclusif, mes liaisons ne duraient que le temps d'une étreinte. Jusqu'à ma rencontre avec Alicia, j'anticipais les ultimatums, les ruptures, je ne trouvais de réconfort que dans l'instabilité, ce doux déséquilibre qui me donnait le sentiment de prendre des trains en marche quand d'autres les regardaient s'éloigner. Pendant des mois, j'avais mené une double vie entre une femme légitime qui me réclamait un enfant et une femme illégitime qui exigeait le mariage — une exigence commune : la possession. Pourquoi toutes les femmes que j'avais connues étaient-elles si peu imaginatives? Tôt ou tard, elles m'avaient imposé ce discours que je condamnais aussi fermement que s'il s'agissait d'une déclaration violant les droits de l'homme. Je devenais mon propre avocat, l'observateur de mes déboires sentimentaux, le chef d'une armée de mots qui s'érigeait au seuil de mes lèvres contre un oppresseur aux visages multiples — c'était tantôt une femme discrète, aimante qui assumait avec dignité les désagréments d'une liaison clandestine, tantôt une intrigante qui revendiquait des droits sur ma personne quand, en proie à un désir souillé de jalousie, elle envisageait notre futur sous l'angle du mariage. Il ne me restait plus alors qu'à préparer ma défense, j'argumentais, je cherchais les termes d'un accord amiable, je précisais la répartition des territoires : Alicia chez elle; moi, chez moi, selon des frontières que j'avais délimitées avec la précision d'un géographe doublé d'un diplomate rompu à l'art de la guerre — la porte de mon domicile étant la ligne de démarcation. Contre la colonisation amoureuse, je prônais le retrait unilatéral. Je savais qu'il me faudrait rompre avec Alicia dès qu'elle porterait atteinte à mes libertés. Et il était temps de fuir ! La mise sous tutelle était proche! Des mois qu'Alicia me harcelait pour que je quitte ma femme ! Quinze appels par jour! Je me retrouvais impliqué dans un imbroglio sentimental insoluble. J'étais un polygame contrarié, bientôt père. Ma femme était enceinte de trois mois — trois mois à supporter les effets secondaires de sa grossesse : ses nausées, ses vomissements, son anxiété, ses vertiges, ses angoisses existentielles, trois mois pendant lesquels je développais les mêmes symptômes, je ne me doutais pas qu'au contact d'une femme enceinte mon hypocondrie s'aggraverait au point de m'empêcher de vivre, sinon sereinement - il y avait des années que j'avais renoncé à toute forme d'équilibre moral, j'exerçais un métier annihilant : effacement des mesures temporelles, affaiblissement physique; anéantissement de ma vie sentimentale -, du moins en gardant une certaine prise avec le monde réel. J'étais atteint de tous les maux, je subissais toutes les complications possibles y compris celles que ma double vie engendrait. Mais si à trente-deux ans je ne me sentais pas prêt à devenir père — il eût déjà fallu être capable d'assumer mon identité de fils —, je ne voulais pas pour autant renoncer à mon mariage.
— C'est elle ou moi! répéta Alicia sur un ton proche du cri, comme si le fait de prononcer ces mots d'une voix forte et gutturale pouvait effrayer et chasser ceux qu'elle redoutait d'entendre.
— Chut! murmurai-je sèchement en constatant avec effroi que des regards inquisiteurs étaient braqués sur nous.
J'avais réservé une table pour le déjeuner dans l'un des meilleurs restaurants de la capitale, le serveur venait de nous apporter nos entrées et Alicia avait choisi ce moment-là pour débrider sa rancoeur. Sous l'effet de la colère, sa peau mate s'était empourprée, des striures rougeâtres serpentaient ses pommettes comme des griffures; ses paupières, surmontées de cils touffus et recouvertes d'un mascara noir, clignaient si nerveusement que je crus un instant qu'un insecte y était pris au piège, coincé quelque part entre sa rétine et le blanc de l'œil. Mais non, dans ce battement de paupières incontrôlé, ce n'était pas un moucheron qu'elle tentait d'expulser mais des larmes qu'elle retenait tant bien que mal comme s'il s'agissait d'enfants turbulents trépignant au bord d'une falaise. Elle s'emportait vite, avec l'exubérance des Méditerranéennes. Espagnole, originaire de Barcelone où elle avait grandi au sein d'une famille de riches propriétaires terriens — son père possédait plusieurs vignobles -, elle s'était installée à Paris en 1991 pour y étudier les sciences économiques pendant un an dans le cadre d'un programme d'échange universitaire européen. Et dix ans plus tard, elle était toujours là. A l'issue de ses études, elle avait obtenu un poste de trader à la Société Générale où elle gérait les obligations d'Etat espagnoles, les bonos, puis avait été débauchée par l'une des plus importantes banques d'affaires américaines, Salomon Brothers, pour laquelle je travaillais depuis plusieurs mois, au sein de la succursale française située dans le VIIIe arrondissement, à Paris. C'est à New York, où elle avait été mutée en juillet 2001, que j'avais fait sa connaissance, dans une salle des marchés effervescente, au lendemain des attentats du World Trade Center. Je voyageais souvent à l'étranger et notamment à Londres, Bruxelles et New York pour y rencontrer des clients, des confrères ou les dirigeants de la banque qui m'employait. C'était Alicia qui m'avait accueillie avec cet enthousiasme si communicatif qu'il lui suffisait d'agiter les mains dans le vide pour créer une source de chaleur et ainsi attirer ceux qui s'en approchaient. J'avais été subjugué par ses yeux noirs semblables à des olives luisantes que surlignaient d'épais sourcils. Ce n'était pas un de ces regards au seuil duquel on reste par crainte de s'y perdre. Non, ses yeux vous sommaient d'entrer, vous rassuraient, vous capturaient. Tout son être exhalait la confiance, la sérénité. Nulle ridule sur cette peau gorgée de soleil. Aucun stigmate d'une quelconque épreuve. Elle ressemblait à Claudia Cardinale, ce fut l'unique raison pour laquelle je la séduisis en violation du devoir de réserve que je m'étais pourtant imposé et qui m'interdisait d'avoir une liaison sur mon lieu de travail. Mais nous nous trouvions à New York à l'époque; à l'étranger, j'assouplissais les règles strictes que j'avais édictées afin de préserver mon mariage :