Le début du mois de mars 1492 claironnait déjà l’arrivée d’un printemps précoce, et Maria Isabella Pinzon oubliait un peu ses soucis. Mariée de force à Martin Alonso Pinzon, issu d’une riche famille de marins d’Andalousie, elle n’était pas vraiment heureuse. Et pour cause ! Maria n’avait que 25 ans alors que Martin avait déjà allègrement dépassé la cinquantaine, un vieillard autrement dit.

Malheureusement, il n’avait pas reçu la sagesse qui accompagnait normalement son grand âge. Vicieux, fourbe et irrespectueux de son épouse comme de son couple, il cumulait les pires défauts aux yeux de tous.

Maria ne pouvait toutefois s’empêcher d’admirer son courage ainsi que celui de ses deux jeunes frères, Vincente et Francisco. La mer ! Ils l’avaient dans le sang et se montraient capables de prouesses incroyables devant des obstacles insurmontables. Bien des hommes auraient reculé à leur place alors qu’eux en riaient souvent et ne s’arrêtaient jamais. À croire que le danger, braver les mers inconnues ou les horizons lointains, les excitait au plus haut point et que seules ces aventures leur permettaient de se sentir vivants.

En ce moment même, son époux et ses deux frères étaient en grande réunion avec cet inconnu, un certain Christophe Colomb, pour préparer une grande expédition. Une vraie folie, en ces temps de guerre civile ! Mais Maria, elle, en était satisfaite. Au moins, pendant ces absences qui duraient très longtemps, elle pouvait se reposer et échapper à son terrible mari. Plongée dans ses réflexions, elle n’entendit pas Bouba, sa première dame de compagnie, entrer avec la chambrière, Carlotta. Elle les découvrit en se détournant de la fenêtre d’où elle aimait admirer la puissance de l’océan. Si la mer captivait son attention, elle suscitait aussi la peur en elle.

– Je ne vous avais pas entendues arriver.

Elles firent leur révérence. Malgré son mariage raté, Maria était issue de la plus haute noblesse, et rattachée à la couronne espagnole par le sang. Peu de femmes à la Cour étaient d’un rang plus élevé que le sien, et, même si cela la laissait indifférente, elle devait accepter l’étiquette.

– Madame, je tenais à vous remercier, dit Bouba avec un grand sourire. Ma jeune sœur, Dayana, est arrivée ce matin à votre office et elle s’est mise immédiatement à travailler comme cuisinière. Je suis rassurée de la savoir ici, parmi vos gens de maison.

Maria songea à leur conversation, quelques semaines plus tôt.

Bouba et sa sœur étaient juives, sans aucune protection, sans richesse, et, en Espagne, il se passait des choses étranges en ce moment. Comme elle aimait beaucoup Bouba, Maria n’était pas restée insensible à ses prières et, sans rien lui dire, elle avait fait engager sa jeune sœur comme cuisinière. Quand Bouba l’avait appris, elle était venue se jeter à ses pieds en pleurant.

Aux yeux de Maria, les êtres humains étaient tous égaux. Selon elle, l’Église, qu’elle ne respectait qu’à temps perdu, c’est-à-dire pratiquement jamais, ferait bien de s’occuper de ses richesses honteusement acquises ! Mais non, la religion jetait le trouble en ce monde qui était toujours en guerre, semant le doute sur l’origine, le sang, la couleur de la peau ou, pis, sur les différentes religions en les diabolisant. À croire que là-haut, dans les cieux, les dieux se livraient aussi une guerre de suprématie. Pour sa part, elle refusait d’accepter les paroles dogmatiques ou les pensées que l’on avait érigées au rang de vérité. C’était l’un des combats de Maria, même si elle le savait perdu d’avance…

– Bouba, tu veilleras aussi à organiser son coucher. Je tiens à ce qu’elle soit accueillie dans les appartements du personnel. Hors de question qu’elle traîne dans les rues le soir, après son service.

Elle vit briller cette curieuse flamme dans les yeux de sa première dame, beaucoup de gratitude et, en même temps, quelque chose de plus qui la toucha énormément.

– Oh, merci, madame ! Vous êtes un ange !

Maria s’esclaffa sans aucune gêne, même si une grande dame espagnole ne devait pas rire devant son personnel.

– Faites-moi couler mon bain, Carlotta, s’il vous plaît !

La femme d’un certain âge s’exécuta immédiatement. Tout le personnel de maison appréciait Maria et tous auraient donné leur vie pour elle. En arrivant, elle avait tout réorganisé, revu tous les gages, fait aménager des commodités pour eux, commandé des lits en échange des vieux grabats insalubres. Elle était devenue la vraie maîtresse de la maison et avait fait de ce palais ce qu’il était devenu aujourd’hui. Un mélange de faste et de richesses royales, tout en instaurant une équité sociale inconnue jusqu’alors. Ainsi, quelque temps plus tôt, lorsqu’elle avait vu sa chambrière souffrir en portant des seaux d’eau chaude maintenant trop lourds pour elle, Maria l’avait tout simplement exemptée de cette tâche et conservée malgré tout à son service. Cela avait déclenché la colère de son mari qui l’aurait volontiers jetée à la rue, sans autre forme de procès. Mais Maria avait tenu bon.

Et elle ne le regrettait pas, songea-t-elle en se déshabillant avant de se glisser, complètement nue, dans son bain avec délices. Elle ferma les yeux et savoura la tranquillité de ce moment de paix.

Pas pour longtemps, car elle entendit soudain des éclats de voix qui lui parvinrent depuis la porte de sa chambre. Son mari fit soudainement irruption dans sa salle de bains et, à son regard, elle comprit qu’il avait encore bu plus que de raison.

À peine arrivé, sans un mot, il baissa ses chausses de gentilhomme et libéra son sexe déjà en érection, s’approcha d’elle et, en la tenant énergiquement par les cheveux, la força à le prendre dans sa bouche. Surprise, ne pouvant se dégager de sa poigne, elle se laissa faire. Elle abdiquait autant parce qu’elle n’avait pas la force de se soustraire que parce que son devoir d’épouse soumise exigeait qu’elle s’y plie. Alors, comme il le lui avait appris, elle suça ce sexe, écœurée, en essayant de penser à autre chose. Généralement, ce genre de caresse était prodigué par les prostituées que son mari fréquentait assidûment dans toutes les maisons closes de la ville ou au gré des ports où il faisait relâche lorsqu’il naviguait.

Se ravisant, il la fit sortir de son bain, toujours maintenue par sa luxuriante chevelure brune et, lui arrachant presque les cheveux, la jeta sur son lit. Maria retint un cri de douleur, mais sans y prêter garde, il la retourna et la mit à quatre pattes.

– Oh non, monsieur, je vous en prie ! implora-t-elle.