CHAPITRE PREMIER
L'insoumise
Lionel Jospin : près de quarante ans d'expérience politique. Formé aux manœuvres stratégiques les plus subtiles par les trotskistes. Premier ministre, inventeur de la gauche plurielle. Vieux lion condamné à ruminer sa rancœur, humilié par une ingénue insensible à sa puissance virile.
Laurent Fabius : plus de trente ans de vie politique. Record de précocité. Nommé chef du gouvernement par François Mitterrand à trente-sept ans. L'un des rares à avoir perçu le malentendu européen menaçant la gauche. Une longue patience ridiculisée par une effrontée souriante.
Dominique Strauss-Kahn : leader de la dream team de 1997. Le talent au service du brio. Le magicien de l'économie. Maître dans l'art médiatique. Moderniste renvoyé dans la grisaille par une talentueuse néophyte.
Quelle revanche !
Ségolène Royal est là, seule à la tribune. Sa silhouette menue, cintrée dans sa veste blanche, se découpe nettement sur le fond de scène rose fuchsia qu'on dirait fait pour elle. Pourtant, il date de la campagne des européennes de 1999. Une bonne idée de l'agence Euro-RSCG, bien avant les ratés de la campagne de 2002.
Debout, radieuse, elle embrasse la salle du regard. Les voit-elle vraiment, ces éléphants au cuir endurci, obligés de participer à son triomphe ? Son regard semble porter plus loin que ce premier rang où se serrent les pachydermes qui ont tenté de l'écraser dans une dernière charge. Mais le sourire qui ne la quitte pas indique qu'elle les a vus. Et elle semble hilare du bon tour qu'elle vient de leur jouer.
Tous sont venus assister à son sacre, ce dimanche matin 26 novembre 2006, au palais de la Mutualité, à Paris. Ceux qui l'ont soutenue, bien évidemment. Mais aussi ceux qui l'ont combattue : Laurent Fabius, Dominique Strauss-Kahn, Bertrand Delanoë et autres Jean Glavany, Jean-Christophe Cambadélis ou Daniel Vaillant. Seul Lionel Jospin manque à l'appel.
Ils sont là, au premier rang, et se doivent de l'applaudir. En cadence. Au rythme des « Ségolène ! présidente ! » qui n'en finissent pas. L'humiliation est terrible. Ils voudraient bien arrêter, se rasseoir, écouter les discours et en finir au plus vite. Impossible : la salle est debout, qui acclame Ségolène Royal, candidate du PS à la présidence de la République. À son arrivée. Quand elle est montée à la tribune pour prononcer son discours. À la fin de son discours. Puis une dernière fois à la fin du congrès. À quatre reprises au moins, ils ne peuvent faire autrement que de se lever et taper dans leurs mains, eux aussi, les yeux levés vers celle qui est désormais leur candidate. Et même si, ostensiblement, Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn claquent mollement des doigts, même si Bertrand Delanoë montre des signes d'impatience, ils ravalent leur impuissance en silence.
Car voilà bien leur drame, à ces fiers éléphants. Cette frêle gazelle surgie en travers de la route présidentielle, il y a à peine un an, les a rendus totalement impuissants. Une petite bête si fragile d'apparence ; mais si agile, aussi ! Ils ont eu beau pousser des barrissements terribles, écraser le sol de leurs lourdes pattes de pachydermes, secouer la tête en balançant leur trompe, tous leurs coups ont balayé le vide.
« Hors jeu ! auraient-ils voulu crier à l'ingénue. Ça n'est pas avec ces armes-là que se pratique le jeu des présidentiables. » Mais c'était bien méconnaître Ségolène Royal. Elle refuse ces interdits, méprise ces traditions bien établies, surtout quand elles ont été édictées par des hommes sûrs de leur suprématie. Ségolène s'est toujours juré de ne pas se soumettre à leurs diktats. La gazelle est une insoumise.
Par nature, parce qu'elle se cabre quand son père prétend donner à ses filles un statut moins valorisé qu'à leurs frères. Par raison, parce que rien ne peut à ses yeux justifier ces lois-là. Par passion, parce qu'elle s'est identifiée au parcours des grandes figures féministes, d'Olympe de Gouges à Louise Michel. Par engagement, parce que si Ségolène Royal s'est impliquée en politique, c'est pour briser ces barrières de la soumission féminine ; parce qu'elle refusait de se plier à ces dogmes, ni écrits ni justifiés. Oui, c'est une insoumise. Non, elle ne fait rien comme les autres. Et oui encore, ça l'amuse !