PREMIÈRE PARTIE
UN PRINCE ET UNE SORCIÈRE
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J’ai bien senti que tout le monde me regardait, mais j’étais habitué. Une des premières choses que m’avait apprise, et souvent répétée depuis seize ans, mon père, c’était d’agir comme si j’étais intouchable. Quand on était spécial, comme nous, les gens avaient tendance à nous reluquer.
La scène se déroulait un mois avant la fin de l’année scolaire. Le prof distribuait les bulletins de vote à l’élection du prince et de la princesse du bal du printemps, un événement que je méprisais d’ordinaire.
— Hé, Kyle ! Ton nom est dessus ! m’a lancé mon pote Trey en me filant une pichenette sur le bras.
— Sans blague !
Quand je me suis tourné vers lui, sa voisine, Anna – ou Hannah, peut-être –, a baissé les yeux. Elle aussi m’avait observé. J’ai examiné la liste des candidats. Les élèves m’avaient effectivement sélectionné, moi Kyle Kingsbury, en plus de quatre concurrents. Il ne faisait aucun doute que je l’emporterais. Entre ma tronche de mannequin et le fric de mon père, les autres ne tenaient pas la route.
Si le prof, un remplaçant, croyait que, dans la mesure où Tuttle était un bahut que seuls les habitants vraiment blindés de Manhattan avaient les moyens d’offrir à leurs mômes – cours de mandarin et cafète dotée d’un self réservé aux salades –, nous ne risquions pas de le chahuter, contrairement aux voyous des écoles publiques, il se fourrait le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Comme ce qu’il pouvait raconter ne compterait pas pour les examens, nous nous sommes employés à consacrer les quarante-cinq minutes de cours à lire nos bulletins de vote et à en cocher les cases. La plupart d’entre nous, s’entend, car le reste de la salle échangeait des textos. Je n’ai pas manqué de remarquer que ceux qui avaient choisi de participer à l’élection me lançaient des coups d’œil à la dérobée. J’ai souri. Un autre que moi aurait sans doute baissé la tête, affichant modestie et timidité, comme honteux que son nom figure sur le papier. Personnellement, je considérais qu’il était vain de nier l’évidence.
— Moi aussi, j’y suis, a enchaîné Trey en me gratifiant d’une nouvelle pichenette.
— Hé, mollo ! ai-je protesté en me frottant le bras.
— Mollo toi-même ! Tu es béat comme si tu avais déjà gagné et que tu affrontais les paparazzi.
— Et alors ?
Mon sourire s’est élargi, histoire d’agacer Trey, et j’ai agité la main comme le font les rois lors des défilés officiels. À cet instant, quelqu’un a pris une photo avec son téléphone portable, en une espèce de point d’orgue venant ponctuer mon geste.
— Tu es vraiment à tuer, a bougonné Trey.
— Merci.
J’ai songé à voter pour lui, ne serait-ce que pour être sympa. Mais s’il était doué pour jouer le clown de service, son apparence laissait à désirer. De plus, il venait d’un milieu banal – son père était médecin, un truc dans le genre. Si l’administration décidait de publier le résultat des votes dans le journal du lycée, il serait embarrassant pour lui de se retrouver en dernière place ou de n’avoir eu aucun votant en sa faveur. En même temps, j’ai pensé qu’il serait plutôt cool que je récolte deux à trois fois plus de voix que mon premier concurrent. Et puis, Trey m’idolâtrait. En véritable ami, il voudrait que je l’emporte haut la main, naturellement. Un autre des principes paternels : « N’agis jamais par amitié ou par amour, Kyle. Tu découvriras vite que le seul qui t’aime réellement, c’est toi. » J’avais sept ou huit ans, lorsqu’il avait énoncé cet axiome, et je lui avais répondu :
— Et toi, papa ?
— Quoi, moi ?
— Tu m’… Tu nous aimes ? Nous, ta famille ?
— Ce n’est pas pareil, avait-il fini par lâcher après m’avoir longuement observé.
Dès lors, j’avais évité de lui redemander s’il m’aimait. Sa maxime m’avait renseigné à ce propos.
J’ai replié mon bulletin pour que Trey ne voie pas que j’avais voté pour moi. Il avait voté pour lui également, mais c’était différent. Soudain, une voix s’est élevée, au fond de la classe.