PREMIÈRE JOURNÉE
PROLOGUE
(Une pièce qui pourrait être une chambre d'hôtel, un salon, une salle de répétition. Un poste de télévision. Des piles de journaux. Un fauteuil, qui sera celui d'Anatole. Devant le fauteuil, une table basse avec des papiers et un plateau de thé. Derrière, un paravent qui dissimule un téléphone mural. Légèrement en retrait, mais près du fauteuil, une sorte de pupitre, très haut, sur lequel se tiendra souvent Maud, l' «assistante» d'Anatole. Sur le pupitre, bien rangés, sept grands cahiers d'écolier. Face au fauteuil et au pupitre, presque équidistante, une chaise de bois, très simple. Dans le fond de la scène des mannequins de cire et un long vestiaire où l'on reconnaît, pendus, quelques-uns des costumes qui ont «fait» l'histoire du XXe siècle. De part et d'autre du vestiaire, deux portes. Derrière l'une d'entre ellesà gauche —, des éclats de voix qui dureront tout au long du prologue.
Anatole, lorsque le rideau se lève, est au téléphone avec celui qu'il n'appellera jamais que «l'Auteur». C'est un homme de cinquante ans. Il pourra en avoir cinquante-cinq, voire un peu plus. L'essentiel est que l'on sente une beauté déchue, une splendeur lassée, un grand mystère aussi. Maud, coquine, fait tout pour le troubler ou attirer son attention: déhanchements, baisers, caresses furtives, parodies de strip-tease, essayages de costumes qu'elle va prendre, puis remettre, sur les cintres du vestiaire. Elle a trente ans. Elle est belle.)
Anatole (respectueux avec, ici ou là, une forte nuance d'ironie; de son interlocuteur, le spectateur n'entend évidemment pas les répliques; elles seront marquées (...) dans le texte.)
Nous sommes prêts (...) Oui, nous. (...) Comme vous l'avez souhaitée: jeune, docile et, ce qui ne gâte rien, éperdue d'admiration... Comment? (...) Mais pour vous, Maître! Pour vous! (Œillade à Maud) Elle me disait encore tout à l'heure: cet homme est un géant! un des plus grands écrivains vivants! j'ai toujours rêvé de le rencontrer! (...) Bien sûr! Elle sait que vous êtes là-haut mais qu'elle n'a aucune chance de vous rencontrer. Elle dit «j'ai toujours rêvé», mais elle a bien compris que vous vous cachiez, que vous n'apparaîtriez en aucun cas. (...) Oui, oui, je les ai là. Je suis dans mon fauteuil. J'ai vos fiches, vos indications. D'autres suggestions?(...) Non, je ne sais pas... Sur la façon, par exemple, de mener ces interrogatoires. (...) Bon. Parfait. Je ferai comme d'habitude. Tenez... (Il tend le combiné vers la porte d'où parviennent maintenant des clameurs.) Vous entendez? J'ai l'impression qu'ils s'impatientent. Ils sont là, en tout cas. Tous à l'exception de... (Hésitation; il se tourne vers Maud.)

Maud (à mi-voix)
Le Cardinal... Il manque le Cardinal.
Anatole (dans le téléphone)
Le Cardinal... Il manque le Cardinal...
Maud (même jeu)
Mais j'ai eu toutes assurances. Il viendra.
Anatole

Mademoiselle Maud (il insiste sur «Mademoiselle Maud») s'en occupe depuis des semaines. Elle a eu toutes assurances. (...) Hein? Oui, je sais que c'est important. Je sais que c'est ma chance, ma dernière chance... Mais je vous demande pardon. Il faut vraiment que j'y aille cette fois. Dans une minute, je ne les tiens plus.
(Il raccroche. Le bruit, de l'autre côté, est devenu, en effet, presque intenable. On distingue, dans le brouhaha, des bribes de phrases ou de simples mots: «cela n'a que trop duré... la vieille va se trouver mal... interrogatoires... vous, comment êtes-vous venu là ?... vous croyez qu'il y a un danger ?... moi, c'est par une petite annonce... puisque je vous dis que c'est un flic ... moi, c'est une agence... depuis combien de temps sommes-nous là?... Hé! vous avez vu le cul de la fille ?... des flics, je vous dis que c'est des flics.. »
Anatole se dirige donc vers la porte d'un pas que l'on devine moins vaillant qu'excédé. On l'entend maugréer.)
Ma dernière chance... Ma dernière chance... Il va me rendre fou, moi, avec cette histoire de dernière chance...
(Il ouvre. Manque être renversé par la cohue. Et voici que surgit une vieille dame, un peu échevelée, qui réajuste son chapeau.)
ACTE I
Maud (une fiche à la main, qu'elle a prise sur la table d'Anatole et qu'elle lit d'un ton mécanique. Anatole, pendant qu'elle lit, regagne son fauteuil. La vieille dame est devant lui, debout. Elle s'assiéra dans un moment, sur la chaise. Mais, pour l'instant, elle est deboutgauche, un peu perdue.)

Viroubora. Catherine Viroubora. Née à Saint-Pétersbourg, le 5 avril 1903. Père russe, capitaine de la Garde impériale. Mère française, attachée au service de la tsarine. Vos parents sont arrêtés, puis exécutés, dès les premiers jours etc... Vous échappez vous-même à la prison et vous retrouvez à Odessa où vous êtes «adoptée» par une certaine Inessa Armand qui passe pour avoir été le grand amour secret de Lénine et qui, très vite — vous avez dix-sept ans —, vous introduit dans l'entourage du maître des Russies. Vous devenez l'une de ses secrétaires. Puis infirmières. Vous êtes à ses côtés jusqu'au tout dernier jour. Après quoi, vous choisissez l'exil à Paris où vous exercez divers métiers: libraire, chaisière à l'église russe orthodoxe de la rue Daru... J'en passe... Je ne vous cacherai pas, madame, que toute cette histoire paraît à Monsieur Anatole — et à l'Auteur qu'il représente — un peu... extravagante.