Avant : les « affaires », ou comment on les lance
I
Au commencement était le jeu
« En quoi serait-il immoral de prendre un billet de loterie alors que, par ailleurs, la loi tolère les courses de lévriers et de chevaux, les casinos, les bons de Panama et combien d'autres (…) ? La voilà bien, la véritable immoralité : le jeu de classe ou l'espérance réservée aux riches ! Acheter un billet de loterie n'a rien d'immoral, l'exagération seule est un défaut. »
Nous sommes en 1938. Le jeune Maurice Couve de Murville, futur Premier ministre de Charles de Gaulle, se fait l'écho, à la tribune de l'Assemblée, du tollé qui secoue le pays. Motif du courroux général : des fonctionnaires ont décidé dans leur coin de supprimer purement et simplement la Loterie nationale, lancée cinq ans plus tôt, le 7 novembre 1933. Au nom de la morale ! Ce qui est un peu tiré par les cheveux, car la Loterie n'a pas été inventée pour flatter le penchant des Français pour le jeu, mais pour compléter les pensions des milliers d'estropiés de 14-18, auxquels vont bientôt s'ajouter les éclopés de la Deuxième Guerre mondiale. L'espoir n'étant pas réservé aux riches, la Loterie perdure. Elle vieillit au fur et à mesure que s'éloigne le spectre des guerres, mais résiste sans voir poindre à l'horizon le moindre concurrent. Jusqu'à la naissance du Loto, au mois de mai 1976. Avec un succès qui attise l'imagination des inventeurs. Dès lors, les jeux croissent et se multiplient : premier tirage du Tac-O-Tac en janvier 1984, lancement du Loto sportif en avril 1985, inauguration du Jackpot en janvier 1990, puis du Millionnaire en septembre de la même année (celui-ci détient à ce jour le record mondial des jeux instantanés) ; le Keno suit en juin 1993, le Morpion un an plus tard, le Solitaire en novembre 1995… Une épidémie !
« Grattez… et vous découvrirez la suite de l'histoire, celle des jeux sous François Mitterrand, dernier monarque français du xxe siècle… » Mais, auparavant, un petit retour en arrière s'impose pour comprendre que le jeu se dissimule toujours derrière une cause noble, comme s'il fallait hypocritement l'habiller.
C'est déjà le cas lorsque François Ier lance la première loterie, en 1539. Officiellement, il s'agit de « porter remède aux jeux dissolus et d'empêcher notables, bourgeois et marchands de blasphémer Dieu ». Les Français peuvent jouer, mais pas gratuitement. Et sous bonne surveillance, puisque le contrôle des jeux de hasard est placé d'emblée sous la tutelle de l'État. Au nom de la morale, toujours, laquelle fait ici figure de clef d'or. L'objectif est également de barrer la route aux jeux clandestins, à la fraude et au blanchiment d'« argent sale ». Plus prosaïquement, tant qu'à autoriser le peuple à jouer, autant canaliser la monnaie vers les caisses du royaume. C'est même le principe fondateur du jeu à la française : sou après sou, le flux alimentera ce que les fonctionnaires du XXe siècle appelleront joliment les « recettes de poche » du budget général.
Résultat : l'État est le premier forain de l'Hexagone. Un forain tout-puissant, auquel rien n'échappe : ni la création des nouveaux jeux, ni la fréquence des tirages, ni la forme des bulletins, ni le montant de ses propres prélèvements sur les recettes. L'organisation des festivités est confiée à la Française des Jeux, une société d'économie mixte détenue à 72 % par l'État, le reste étant partagé entre les émetteurs, les salariés de la maison et les courtiers.
La Française des Jeux fait office de gardienne du temple. L'éthique est le soubassement de sa réputation : si les joueurs sentent la moindre triche, s'ils ont l'impression que les règles ne sont pas les mêmes pour tous, ils cesseront de miser. Jusqu'à présent, tout fonctionne bien. Il suffit, pour s'en convaincre, de constater les bonds en avant du chiffre d'affaires de la société : 2,8 milliards de francs en 1977, 22,2 milliards en 1991, 31 milliards en 1994, 37,9 milliards en 1999 !… Part récupérée par l'État, cette dernière année : 10,6 milliards de francs, soit davantage que les sommes récoltées la même année par l'impôt sur la fortune. Pas de quoi assurer la pérennité des caisses de retraite des fonctionnaires, mais largement de quoi colmater le Budget en cas de voie d'eau !
Gros plan : près d'un Français sur deux tente sa chance au moins une fois dans l'année. Soit 26 millions de personnes issues de tous âges et de toutes professions, avec une nette représentation des ouvriers et des moins de 35 ans. Les raisons d'un tel engouement ? Les sociologues consultés par la Française des Jeux évoquent l'avènement de l'utopie individualiste. Les psychanalystes parlent d'« aventure aseptisée ». Ils disent aussi que le jeu servirait d'exutoire social en période de crise. Pour les « commerciaux », nouveaux mentors de la société de consommation, la multiplication des jeux s'explique simplement par… l'adresse des dits commerciaux à vendre leur marchandise ! À coups de campagnes publicitaires, ils ont répandu comme une fièvre la soif du gros lot. Sans oublier personne : ni le rêveur, ni l'extraverti, ni le stratège, ni le naïf, ni l'impulsif. Sans rechigner non plus sur le budget communication : on a vu Gérard Jugnot, Valérie Lemercier ou Patrice Leconte réaliser des prouesses à l'image pour vendre du rêve édité en coupons vert pomme, bleu azur, jaune citron, vert gazon ou rouge casino…
Et le « grattage » entra ainsi dans les mœurs, à la grande satisfaction des comptables de Bercy… et des 42 000 détaillants (davantage que de boulangeries, trois fois plus que de bureaux de poste) répartis dans tout l'Hexagone : bars-tabac, maisons de la presse, Relay H, épiceries ou stations d'essence. La renommée du Millionnaire s'étend même au-delà des mers, jusqu'au Sénégal, au Cameroun, au Congo, à la Côte-d'Ivoire… et même au Gabon où la fameuse Société des Loteries gabonaises, dont la patronne corse s'est rendue célèbre en soutenant massivement le leader du Rassemblement pour la France, Charles Pasqua, a su prospérer 1 .
Trois derniers chiffres pour entretenir l'espoir : sur les 37,8 milliards de francs brassés en 1999 par la Française des Jeux, 22 milliards ont été redistribués aux 792 millions de gagnants. Largement de quoi entretenir l'appétit des joueurs, ravis de se frotter à cette machine à sous très officielle.
François Ier avait rapporté la bonne idée de ses campagnes d'Italie ; Louis XIV a supprimé toutes les loteries privées en 1700 ; Louis-Philippe les a confinées aux actes de bienfaisance ; les pensions versées aux « Gueules cassées » et autres invalides de guerre ont pris le relais au XXIe siècle ; s'il n'avait écouté que son épouse Danièle, François Mitterrand rompant avec trois siècles de tradition aurait purement et simplement interdit les jeux de hasard. La première dame de France n'avait en effet que mépris pour le Millionnaire et autres Kéno, inventés, disait-elle, pour plumer ses concitoyens. L'un de leurs voisins à Latche, dans les Landes, n'avait-il pas eu sa vie gâchée par un ticket gagnant à 3 millions de francs ? Le malheureux, brusquement riche, avait quitté sa femme et acheté une Ferrari… avant de bientôt se retrouver avec les huissiers sur le dos. L'exploitation de l'homme par le hasard !
Mais d'autres que Danièle avaient l'oreille du chef de l'État. Et, tout en fustigeant l'« argent facile », François Mitterrand fait en définitive le pari inverse : sous son règne, le chiffre d'affaires de la Française des Jeux a été multiplié par cinq. La quête du gros lot est même devenue un jeu de masse, encore amplifié par l'informatique à partir de 1986. Une grande connexion ludique qui a ravivé les couleurs du vieux billet de la Loterie nationale.
Deux principes de base :
1) Le PDG de la Française des Jeux est nommé par décret du président de la République, pour cinq ans ;
2) La Française des Jeux est placée sous la surveillance constante d'un contrôleur d'État, représentant du ministère des Finances.
II
Le saltimbanque du Président
Gérard Colé pose sur sa vie le regard du petit garçon sur son château de sable englouti. Tout ça pour en arriver là ? Toute cette puissance, cette jouissance, ce faste, ces lumières, cette tranche de vie auprès de « Dieu » (François Mitterrand) pour se retrouver pestiféré, anéanti par la marée judiciaire ?
Mais comment diable cet homme d'origine si modeste, fils d'une infirmière et d'un comptable (fonctionnaire), a-t-il pu se propulser si haut dans les sphères du pouvoir ? Son maître mot : la communication, plus prosaïquement appelée « marketing ». Gérard Colé est devenu champion dans l'art de vendre. Il a vendu des oranges, de l'audit psychosocial, de l'orfèvrerie, des lilas et du fromage. Il a surtout vendu aux Français un président de la République.
Reprenons. Gérard Colé est un « Français moyen ». Et même « archi-moyen », comme il se plaît à dire. Son destin, c'était de devenir lad à Chantilly (« dans la famille, on adorait les chevaux »), à la limite groom à l'hôtel Claridge. Il n'a pas dressé de pur-sang, mais fait baver les joueurs avec des tickets de toutes les couleurs. Il n'a pas non plus porté les valises des clients d'un palace, mais il a bel et bien eu sa place dans un palais : l'Élysée, à défaut du Claridge.
C'est en essayant d'échapper au sort de soldat de l'armée française en Algérie que Gérard Colé a découvert sa veine. Il a dix-neuf ans et se présente aux officiers recruteurs comme journaliste au New York Times, où il est effectivement employé, mais comme grouillot. Le voilà propulsé au Service d'information, d'études et de cinématographie des armées, branche édition. La planque des pistonnés. Il y fait la connaissance de Philippe Labro (le chroniqueur), de Raymond Depardon (le photographe) et surtout de Jacques Séguéla (le publicitaire). Une équipe se met en place : Colé et Séguéla lancent le magazine Bled 5/5, revue destinée aux militaires français, ancêtre du très soldatesque TAM.
Les deux « communicants » en herbe récidivent une fois tournée la page kaki. Nous sommes au début des années 60. Ils obtiennent un succès immédiat en installant dans les kiosques un journal voué au tourisme : Via. Précurseurs dans ce qui deviendra le métier de « créateurs d'événements », Colé et Séguéla suscitent un tel tintamarre médiatique que leur magazine prend sa place sur le marché. Les plus grands groupes se pressent à leur porte pour les acheter. « Le journal n'a pas de prix pour nous », répondent-ils avec une arrogance qui ne les quittera plus de toute leur carrière. En font-ils trop ? Une curieuse erreur informatique des Nouvelles Messageries de la Presse parisienne entraîne une distribution chaotique. Fin de la récréation : le journal meurt dans la torpeur d'un été…
Le jeune Colé – il est né à Clamart en 1941 – se présente à la rédaction d'Europe 1. Il y devient sur-le-champ reporter à tout faire – jusqu'à quatorze reportages par jour, dit-il. Il sait transformer en « bonne » histoire n'importe quelle petite nouvelle. Un savoir-faire dont il estime qu'il mérite rétribution : ses maigres piges ne lui suffisent plus, il réclame au patron de l'antenne un salaire de 4 000 francs.
« Beaucoup trop », rétorque le patron qui, non content de couper court aux prétentions du jeune homme, le met à la porte. Gérard Colé se rattrape aux Éditions Nuit et Jour, qui éditent notamment Détective. S'il accède au rang de rédacteur en chef, le titre qu'il dirige ne restera pas gravé en lettres d'or sur sa carte de visite : Colé adapte au marché français le journal américain Horoscope. Bribes de souvenirs :
« Le patron traitait ses employés comme de la merde et j'ai manqué de le tuer. Comme il venait de me sermonner sévèrement devant tous les journalistes, j'ai attrapé une machine à écrire Jappy et je l'ai jetée dans sa direction. Il s'est baissé à temps pour laisser passer le lourd projectile. »
Colé emploie un vocabulaire aussi direct que fleuri. Et l'on comprend rapidement qu'il tiendra tête à la plupart de ses patrons. Franchie vers la sortie la porte d'Horoscope, il n'a plus que mépris pour la profession de journaliste – « Reporter ou hôtesse de l'air, c'était la dream life ; mais le milieu journalistique est en train de mal tourner », dit-il. Après sept années passées à tenter de trouver sa place dans le rédactionnel, il change de camp : le voici dans la publicité où il a la ferme intention de rentabiliser ce qu'il a appris dans la presse.
Colé monte sa propre agence, « Tourisme Presse Service ». Que l'on retiendra par son sigle, « TPS », initiales témoignant d'un talent certain dans l'art de vendre : désignant jusque-là une taxe appelée à disparaître, la « Taxe de Prestation de Service », ces trois lettres sont présentes à l'esprit de tous les entrepreneurs. Bien joué ! Et presque gagné : un client américain signe, et voilà Colé « consultant » pour le Tessin, l'Inde et la Suède. L'argent rentre. Havas, la grosse agence, veut le prendre sous sa coupe. Colé refuse et bifurque vers les relations publiques. Encore avec succès. Mais, à trente-trois ans, la gloire aux trousses, de l'argent à ne savoir qu'en faire, il « craque » pour la politique. Souvenirs :
« En 1974, j'ai assisté au duel télévisé entre Giscard et Mitterrand. Il y avait d'un côté un faiseur, de l'autre un homme d'État. L'homme d'État a perdu l'élection présidentielle parce que l'emballage était à chier. Giscard, plus habile, avait fait une campagne moderne et clean, mais c'était de la façade. Cela a d'ailleurs duré ce que durent les campagnes de pub. Je me suis alors fait cette réflexion : faire élire Mitterrand au prochain coup, quel chantier formidable ! »
Et Colé de décrocher son téléphone, quelques mois plus tard, pour appeler un certain Georges Fillioud, autrefois écarté d'Europe 1 pour « persiflage ». Il avait connu ce jeune socialiste au temps de Via. Il l'avait à nouveau croisé dans les locaux de la station périphérique, puis l'avait retrouvé dans la salle de profs d'une université parisienne où tous deux enseignaient les techniques de la communication. Devenu député maire de Romans, dans la Drôme, Fillioud avait ses entrées au Parti socialiste.
« J'ai quelques connaissances en communication, je me mets à la disposition de ton leader », aurait dit Colé à Fillioud.
Réponse du politique (citée de mémoire par Colé) :
« Tu ne vas pas me croire, mais on vient de tenir congrès à Pau, et la seule case non pourvue dans l'organigramme est celle d'assistant de Claude Estier. »
L'aubaine : Estier (aujourd'hui sénateur) est alors chargé de la presse du Parti. Il est surtout l'un des plus proches collaborateurs de François Mitterrand. Qui apprécie de le voir pondre, en cinq minutes, des communiqués de synthèse normalement mis au point dans la douleur après deux jours (et deux nuits) de palabres. Sans même avoir besoin de déranger le « maître » – le mot n'est pas trop fort, selon Colé, Mitterrand ayant déjà des comportements empreints de majesté. La rivalité qui oppose Fillioud à Estier complique cependant la tâche du jeune communicant. Estier voit en Colé une « taupe » chargée de le déstabiliser. Mais Colé est sûr de lui, comme à son habitude. Et s'installe.
« Avec moi, le Parti héritait pour 4 000 francs par mois d'un collaborateur qui en gagnait jusque-là 50 000. Avec la valeur technique qui était la mienne, je ne les volais pas ! »
Il pose une seule condition : qu'on ne l'oblige pas à prendre la carte du Parti. Venu comme technicien, il ne s'imagine en effet ni dans la peau d'un maire, ni dans celle d'un député. Conditions acceptées, aussi curieux que cela puisse paraître. Car Colé déborde rapidement le champ de ses attributions. Il empiète même fortement sur le travail de la commission « propagande », alors dirigée par Claude Poperen.
Le PS est, aux yeux du jeune publicitaire, « une maison poussiéreuse ». Il obtient l'accord des barons pour lancer un bulletin d'information hebdomadaire, PS Infos. Une sorte d'agenda mentionnant tous les rendez-vous du Parti, expédié notamment aux journalistes politiques.
« Mitterrand est aussitôt enchanté par cette novation », commente Colé qui se donne rarement le plus petit rôle.
Il lance dans la foulée la Lettre de l'« Unité », où l'on peut lire chaque jour les commentaires du PS sur tous les grands événements. Membre du Parti ou pas, Colé y rédige même des éditos. Un seul de ses articles lui attirera un commentaire négatif du « maître » : Colé s'y était livré à une charge contre le Saint-Père. « Nous n'avons pas besoin de ce combat-là en plus », lui aurait dit Mitterrand.
Lors des élections municipales de 1977, le PS est à la mode. Désormais secrétaire de la commission « Propagande », Colé se targue de ramener une bonne douzaine de publicitaires dans l'orbite du Parti. Dont Jacques Séguéla. Ensemble ils proposent une série d'affiches électorales. Mais Claude Poperen opte pour une campagne publicitaire « digne de la Bulgarie des années 50 » (dixit Colé). Passablement vexés, les publicitaires se « vengent » en offrant au premier secrétaire du Parti sa première affiche « moderne ». Une image qui fera date, où l'on voit un François Mitterrand debout sur une plage des Landes, manteau beige sur les épaules et écharpe rouge autour du cou, l'œil tourné vers l'avenir. En guise de slogan, une petite phrase signée Mitterrand : « Le socialisme, une idée qui fait son chemin. »
Les moyens financiers étant encore réduits malgré l'appui d'André Rousselet, vieux compagnon de Mitterrand, la petite équipe ne s'offre que 600 panneaux publicitaires dans tout le pays (une campagne nationale en mobilise en moyenne 7 000). Mais l'impact est énorme auprès du public comme auprès de l'homme à l'écharpe rouge lui-même.
Commentaire de Colé : « Mitterrand a vu que la communication pouvait lui apporter un vrai plus. »
En clair, le politicien de la IVe République, rompu à maints artifices, a découvert l'art d'habiller la politique pour la vendre au peuple des électeurs. Non sans une certaine réserve, l'homme étant très attaché aux bonnes vieilles méthodes politiques : meetings, manifestations de rue, communiqués lui servaient jusque-là d'estrade. Colé le saltimbanque, accompagné de Séguéla, l'invite à entrer dans l'ère de la communication.
Les législatives de 1978 sont perdues par l'Union de la gauche à la mode Marchais (l'ancien secrétaire général du PCF). Colé persiste. Il monte une section CFDT parmi les permanents du PS, avec Françoise Castro, future épouse de Laurent Fabius. La section fait jeu égal avec celle de la CGT, tenue par un certain Pierre Joxe qui va désormais vouer à Colé une de ces inimitiés dont il a le secret. La Lettre de l'« Unité » devient Riposte, toujours avec Colé dans le rôle du technicien. Lequel Colé a quitté les atours de son ancienne vie (Jaguar, appartement de 300 m2) pour se plier aux exigences plus spartiates de la vie militante : il habite un petit studio et circule à moto. Mais il gravit un nouvel échelon en entrant au cabinet du Premier secrétaire en 1980…
Au cours d'une réunion du Comité directeur du Parti, le publicitaire fait en sorte de se retrouver seul à seul avec Mitterrand. Et lui tient à peu près ce discours :
« Vous allez être candidat, vous avez besoin d'une campagne grand public. Il faut mettre Jacques Séguéla à contribution.
– Organisez un déjeuner », répond le leader du PS.
Colé nous raconte la suite :
« J'ai dit à Séguéla que c'était la campagne de sa vie, car Mitterrand allait gagner. Il m'a répondu que c'était un has-been et que c'était foutu. Nous avons déjeuné tous les trois au Pactole [nda : un restaurant]. Les deux séducteurs, Mitterrand et Séguéla, se sont séduits. Chose rare, Mitterrand s'est même levé pour régler l'addition. Je lui ai demandé ensuite s'il souhaitait une autre rencontre. Il a répondu que ce n'était pas la peine. Cela équivalait à un feu vert. »
Mitterrand pousse un soupir, dit un mot, tourne les talons, sourit ? Colé décode, dit-il, jusqu'au moindre battement de ses paupières. D'ailleurs, le maître ne s'y trompait pas. « Méfiez-vous de Colé, car il sait écouter », disait Mitterrand.
En attendant, Colé invite Séguéla à constituer une équipe. Séguéla dont il dit aimablement qu'il est socialiste autant que lui-même est diacre. Et dont il balaie d'un revers les premières ébauches : à la poubelle, avec l'équipe mise sur pied par le publicitaire ! Pour les remplacer, il a repéré un jeune stagiaire. Il embauche surtout un des consultants extérieurs de l'agence, Jacques Pilhan.
« Ce type parle peu, mais il est pertinent, dit Colé. Nous avons passé trois jours et trois nuits chez lui à bavarder. Je lui ai raconté le PS, Mitterrand, les courants. De ce coït mental est résulté un document de cinq pages. Tout était dans le titre : “L'homme qui veut contre l'homme qui plaît, ou Roosevelt contre Louis XV.” Les principales lignes de la campagne étaient là. » Avec un slogan qui entrera dans l'histoire : La force tranquille. Car Mitterrand, comme le raconte Colé, après avoir rapidement pris connaissance du document dans son appartement parisien de la rue de Bièvre, « gobe la ligne et le pêcheur ». Séguéla, Pilhan et Colé ont même l'autorisation de passer outre les avis de la commission « Propagande ». Et d'ignorer la belle affiche en noir et blanc concoctée (entre autres) par Françoise Castro et Jacques Attali, avec cette légende en forme de profession de foi : « Quand un Français sur deux ne part pas en vacances, moi, François Mitterrand, je dis que ce n'est pas juste. » « Une campagne de perdants », tranche Colé, jamais à court d'une amabilité.
Le 11 mai 1981, au lendemain de la victoire, Gérard Colé prend congé de François Mitterrand. Mission accomplie, il introduit son complice Pilhan auprès du nouveau président de la République, et disparaît. « Je connaissais le film, dit-il. Je savais qu'il faudrait vite solder les comptes de l'union de la gauche. Je préférais rallumer les feux sous la marmite de ma société, TPS. »
Adieu le studio étriqué, revoilà Colé en golden boy, sa garde-robe renouvelée, une vicomtesse pour épouse. Un poste excellent pour observer ce qu'il appelle les « erreurs de communication fatales » du gouvernement de Pierre Mauroy. De la mise en scène de la dévaluation à la gestion du dossier de l'école libre, il compte les faux pas en contemplant la chute vertigineuse de Mitterrand dans les sondages. Mitterrand qui trouvait encore moyen de regimber lorsqu'on le maquillait avant de pénétrer sur un plateau de télévision !…
C'est au printemps 1984 que la secrétaire particulière du Président, Paulette Decraene, laisse un message à Gérard Colé. Mitterrand demande à le voir. Citation :
« J'ai été reçu par un Mitterrand calfeutré dans son bureau, défait. Il m'a simplement demandé si je n'étais pas fâché avec Pilhan. Je lui ai répondu que j'avais au contraire de l'estime pour lui. Il a fait : “Très bien. À bientôt.” Le lendemain, il a convoqué Pilhan et l'a interrogé sur mon compte. Trois jours plus tard, il nous recevait ensemble avec ces mots : “Croyez-vous que l'on peut s'en sortir ?” »
La suite ressemble à un film dont la véracité est malheureusement incontrôlable, car, des trois hommes, seul survit Colé. Lequel rapporte ainsi le discours qu'ils ont tenu au Président : « Bien sûr que vous pouvez vous en sortir, mais il y a un prix à payer. Il va falloir couper des branches. Et, d'abord, changer de Premier ministre. Nous allons procéder à des sondages pour connaître le profil idéal du prochain. »
Et Mitterrand, au plus mal, aurait accepté. Il aurait accepté que les deux publicitaires, comme ils l'auraient fait pour lancer sur le marché la biscotte idéale, sondent l'opinion pour l'aider à choisir le successeur de Pierrre Mauroy à Matignon. Résultat du sondage : les Français veulent un homme jeune, moins politique, réaliste. Bien sûr, les deux oracles ne donnent pas de nom. Bien sûr, ni l'un ni l'autre n'entretient de relations suivies avec Laurent Fabius. Mais Fabius est celui qui colle le mieux au cahier des charges. Et le Président lui confie la formation du nouveau gouvernement en juillet 1984.
Gérard Colé, lui, est recruté comme conseiller. Sur ordre de Michel Delebarre qui officie auprès de Pierre Mauroy, il récupère un bureau dans les combles de l'hôtel de Clermont, annexe du ministère de l'Intérieur et de la Décentralisation, où règne le déclinant Gaston Defferre. Son salaire ? Colé dit qu'il n'a pas abordé le sujet avec le Président : « On ne parlait pas de choses vulgaires avec Mitterrand. » Manière de dire que l'homme, du haut de son trône, n'avait pas d'yeux pour l'intendance. Trop occupé à gouverner la France, sans nul doute. Trop soucieux de sa propre image. Trop anxieux de ce que son nouveau miroir (Colé et Pilhan) va bientôt lui révéler.
Les deux communicants prennent le contrôle des apparitions publiques du Président. Non que Mitterrand soit subitement devenu leur marionnette. Mais ils lui ont fait comprendre qu'il s'épuisait et gaspillait son image à trop apparaître devant les Français (cela, même l'ancien conseiller en communication de Giscard d'Estaing, consulté dans un moment de désespoir, n'y avait pas pensé ; ou n'avait pas osé le dire au Président). Jean Glavany et Jean-Louis Bianco, respectivement chef de cabinet et secrétaire général de l'Élysée, jouent le jeu. Ils transmettent à Colé toutes les notes suggérant des déplacements officiels. Inaugurations, poses de première pierre, Colé taille dans le tas. Verrouille. Raréfie. Sabre dans les demandes d'interviews – ce qui, selon lui, lui vaudra la rancœur de plusieurs éminents journalistes. Joue les professionnels de la « com » en renvoyant à leurs études le porte-parole précédent, Michel Vauzelle, et l'attachée de presse, Nathalie Duhamel, qui s'évertuait de son mieux à faire du Président un homme accessible. « Les interviews, tranche Colé, c'est quand on veut, où on veut. » Pareil pour les photographes. Finie la spontanéité ! Désormais, le Chef pose. Et tant pis si les photographes boudent ostensiblement dans la cour de l'Élysée ! La devise du « chef de produit » : mieux vaut jouer à domicile qu'à l'extérieur. Traduction politique : le pouvoir doit reprendre la main.
« Sondage, mon beau sondage, dis-moi si je suis le meilleur… » La courbe des avis positifs, hier calamiteuse, se redresse. Mitterrand a-t-il retrouvé son pouvoir de séduction ? L'effet Fabius fonctionne-t-il pleinement ? À moins que Pilhan et Colé ne soient vraiment deux magiciens…
La courbe ne remonte cependant pas assez pour sauver les élections législatives de 1986. « Il nous manquait six mois », constate Colé qui ne doute pas de l'impact de son travail auprès des électeurs-consommateurs-spectateurs. Entre-temps, il a été nommé à l'Élysée. Une mesure de sauvegarde : là où il était, une fois formé le nouveau gouvernement, Colé serait automatiquement devenu « salarié »… de Jacques Chirac, nouveau Premier ministre. Un comble ! Mais Mitterrand a anticipé la défaite. Et inventé pour Colé un titre sur mesure : « conseiller à la présidence ». Titre auquel seul son fils Jean-Christophe aura droit lorsqu'il sera chargé des Affaires africaines.
Au Palais, Jacques Attali, « conseiller spécial auprès du président de la République », régente l'accès au bureau du chef. Mais Mitterrand est trop complexe ou pervers pour ne disposer que d'une seule porte d'accès. Il y en a trois. Et il en joue en virtuose. Comme il sait dire sans dire, repousser les demandes qui l'embarrassent d'un mot ou d'un simple battement de cils.
Un jour, Colé le consulte par exemple au sujet de sa situation pécuniaire. Les 15 000 francs qu'il touchait avant d'entrer à l'Élysée lui paraissent trop maigres. Train de vie trop élevé, plaide-t-il. Plus la pension alimentaire…
« Voyez avec Colliard », répond le chef de l'État.
Jean-Claude Colliard, directeur de cabinet du président, demande à Colé s'il dispose d'une société. C'est le cas.
« Il te faut combien ? demande-t-il.
– 15 000. »
Et Colliard d'expliquer à Colé le mode de règlement de sa future paie : chaque trimestre, il devra expédier une facture de 45 000 francs au groupe Carat, une société de publicité gérée par les frères Francis et Gilbert Gross. Qui se fera un plaisir de lui verser ce complément. Pas franchement orthodoxe ? Colé le pressent. Car il n'a évidemment pas l'intention de mettre les pieds chez Carat. Mais, à la différence de la plupart des collaborateurs de ministres, lui n'est pas fonctionnaire. Et, pour les hommes de son espèce, la République n'a rien prévu. Alors elle jongle. Les conseillers sont pris en charge par les grandes sociétés publiques. Mais, en l'occurrence – pauvre Colé ! –, toutes les places sont prises. Le groupe Carat guette-t-il une contrepartie pour service rendu ? Colé ne le sait pas. Il n'ignore pas, en revanche, que ce complément lui sera versé de manière occulte : pas question de déclarer le moindre sou au fisc. Colé s'en inquiète auprès de Colliard. Qui accepte de relancer Bernard Attali, PDG d'Air France. Mais le frère jumeau de Jacques fait de la résistance : il ne veut plus d'emplois fictifs. Il ne peut décemment faire plus.
« Système de merde », bougonne aujourd'hui Colé, qui a la dent dure contre les fonctionnaires. Il les accuse de « préserver leur territoire et les bons postes ». Et de toujours trouver moyen de tirer dans les jambes des « saltimbanques » qui, eux, ne font que passer…
Mais revenons au printemps 1986. La France découvre la cohabitation. Colé et Pilhan sont au service de Mitterrand pour « plomber » Chirac. Et s'en donnent à cœur joie. Témoignage piquant : « Nous avons inventé cinquante pièges et Chirac ne nous a jamais déçus : il les a tous pris de plein fouet. Ce “tueur” – et je suis bien placé pour employer ce mot – est aussi capable des pires erreurs. »
Deux ans plus tard, Jacques Chirac échoue aux portes de l'Élysée, laissant Mitterrand tout à son plaisir d'entamer un deuxième round. Lequel se révèle à la fois bien plus épuisant, cuisant et sombre que le premier.
Colé conserve son bureau élyséen d'où il règne toujours sur l'image de celui qu'il a contribué à populariser sous le nom de « Dieu ». Comment cette appellation est-elle sortie du chapeau ? On ne peut plus simplement, à en croire le publicitaire. Une histoire de symboles retournés à l'époque où le Front National montait. Le Pen, c'était les « forces du Mal » représentées au feutre noir par un triangle placé dans le bas des tableaux blancs sur lesquels Pilhan et lui refaisaient le monde. Renversé, ce triangle donnait Dieu. Dieu contre le diable : la rhétorique s'imposait d'elle-même…
L'explication mérite cependant un complément. Lorsque Pilhan et Colé avaient repris en main sa communication, Mitterrand bénéficiait d'une image exécrable. Ils avaient sciemment œuvré pour donner de lui une image sacrée. Ils l'avaient érigé en « majesté ». L'appeler « Dieu » revenait ainsi à couronner leur propre travail. « Dieu », c'était mieux que la grenouille (animal choisi par les animateurs du « Bébête show » pour représenter Mitterrand). Pour quelqu'un que l'on avait un temps surnommé « la Madone des aéroports » à cause de ses déplacements incessants, c'était aussi une singulière métamorphose !
Quand un mot sonne juste, même s'il a été imposé artificiellement, il reste. « Dieu » est passé à la postérité. Comme « Tonton », mais c'est une autre affaire : « Tonton 01 » était le nom de code sous lequel le chauffeur de Mitterrand, Pierre Tourlier, se présentait au micro de sa CB. Quand les policiers des Voyages officiels ont commencé à assurer la protection du nouveau président, en 1981, ils ont repris cet indicatif. Que Le Canard enchaîné a rapidement popularisé dans la foulée.
Colé, donc, « régule » la parole de « Dieu ». Prêtre des temps modernes, sans chasuble et volontiers sans cravate, il ne s'occupe pas seulement de l'image de Mitterrand dans l'Hexagone ; il étend son domaine d'intervention au-delà des frontières. Depuis 1984, il ne rate pas un seul déplacement. Il y poursuit son rôle de gendarme des médias : il installe les télés et les photographes, sélectionne les journalistes étrangers. C'est aussi lui qui impose le Concorde pour les déplacements. Parce que le bel oiseau blanc confère un pouvoir et une aura à ceux qu'il transporte. Adepte de l'image totalement maîtrisée, le conseiller a même poussé le goût de la perfection jusqu'à réclamer la construction, à l'Élysée, d'une réplique exacte du bureau du président. Un faux destiné à servir de studio télé.
L'ambiance, selon Gérard Colé, n'était pas toujours agréable, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il parle d'un climat de « compétition », de « marquage ». Chaque départ déclenchait d'énormes rivalités entre ceux qui pouvaient prétendre occuper le bureau libéré. Objectif de cette course à la chaise vide : se rapprocher le plus près de « Dieu ». Colé assure que lui-même n'éprouve pas ce genre de souci. Alors que certains chargés de mission pouvaient piétiner dans l'antichambre durant un trimestre entier, lui voyait Mitterrand jusqu'à trois fois par jour. Il avait d'ailleurs accepté de prendre un bureau au 4, rue de l'Élysée, très loin de celui du « grand organiste », comme il l'appelle.
Parmi les « camarades » qui l'entourent, Colé est l'un des seuls à ne pouvoir faire miroiter aucun diplôme. Bianco, Guigou, Védrine sont tous passés par l'ENA. Quant à Jacques Attali, il lui est « si supérieur » ! Il n'y en a qu'un pour consentir à se mettre au niveau du petit conseiller en image : c'est Michel Charasse, le fumeur de havanes aux bretelles aussi célèbres que celles de Coluche. Charasse et Glavany, précise Colé avec ce commentaire : « Entre bosseurs sortis de nulle part, il y a une certaine fraternité. »
À l'issue de chaque Conseil des ministres, Charasse, qui est le seul à disposer d'un appartement à l'Élysée, a pris l'habitude de convier ses amis à déjeuner. Colé a la chance de figurer sur la liste des invités permanents. Il dispose de son rond de serviette. Bianco et Sautter y participent aussi régulièrement. Jamais Attali qui réquisitionne, lui, de façon assez systématique, l'appartement réservé aux personnes de permanence.
Ces déjeuners rituels, Colé les affuble bientôt d'un petit nom. Avec son sens aigu de la formule, cela donne « le déjeuner des marquis ». Une fine allusion au monarque ? Pas explicitement. Colé a simplement pensé qu'il ne manquait guère aux participants que quelques dentelles pour avoir l'air, dans ces lieux, de vrais marquis.
« Tonton », « Dieu », les « petits marquis » : autant de mots à la fortune assurée. Ce sont aussi des mots qui tuent, au moins symboliquement. En l'occurrence, l'appellation fera bientôt irruption au milieu d'une enquête policière. Car c'est au cours de l'un de ces déjeuners, devant huit convives, que Charasse aurait lancé à Colé :
« Cela t'intéresserait, le Loto ? »
La scène se déroule au mois de mai 1989.
« Non, je ne joue pas. Je trouve ça idiot, répond Colé.
– Tu devrais réfléchir. Faire voter 16 millions de personnes ou les faire jouer, c'est pareil », relance Charasse.
On imagine l'éclat de rire général autour de la table, tandis que les lambris dorés du palais s'estompent derrière les volutes des cigares gracieusement offerts par l'ami Fidel Castro. La politique vue comme un grand jeu de séduction, voilà bien une idée propre à rassembler un Charasse et un Colé. Peut-être tout le symbole des années Mitterrand.